Le piège de l'amélioration des indicateurs de sécurité

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                et la sécurité du patient

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On veut tous améliorer la sécurité du patient.
Pour autant, doit-on seulement se focaliser sur les EIG au point de négliger toute une catégorie d'autres risques inhérents à la qualité de la prise en charge des patients, à l'accessibilité aux soins, à la compétence et au burn-out des professionnels de santé...?
Ce texte se risque à une lecture plus factuelle des questions qui se rattachent à ce thème de la sécurité.

Auteur : Professeur René AMALBERTI / MAJ : 26/06/2018

La sécurité : un risque parmi d'autres

On veut tous améliorer la sécurité du patient.

Pour autant, le comportement de l’objet ‘sécurité du patient’ reste particulier, sans doute trop brouillé par l’émotion et la compassion avec les victimes, au point de ne plus lire un certain nombre de fondamentaux qui en dirigent le domaine.

Un des principes de base de la médecine (primare non nocire) est d’abord de produire un soin sûr. Pourtant, un piège fondamental de l’entrée dans le discours sur la sécurité du patient serait de la considérer en silo, comme un risque à part, ce qu’elle n’est pas.

Si l’on raisonne en gestion des risques pour le système médical, il existe bien d’autres risques que celui des évènements indésirables (EI) pour menacer gravement et définitivement la survie d’un établissement ou détruire une réputation professionnelle : ne pas produire en temps et en qualité et avoir des patients insatisfaits qui vous quittent, ne plus avoir le temps d’actualiser sa compétence, ne plus être compétitif, ne pas trouver le fit avec le marché d’emploi et ne plus trouver de professionnels au risque d’un burn-out permanent, ne pas pouvoir financer les investissements nécessaires, ou s’endetter sans espoir, entrer dans une crise sociale incontrôlable et un climat délétère de perte de confiance des équipes.

Une erreur commune serait même de considérer que les EI sont une voie commune finale de tous les problèmes précédents comme si un problème financier ou social résultait forcément et nécessairement dans un EI à terme ; c’est possible, mais sans plus. Tous les risques cités peuvent se percoler, et par effet domino, partir d’une catégorie (finance, sécurité, production, climat social) pour fragiliser le système dans son ensemble.

Si l’on devait écrire une histoire de la propagation de risque final, d’un dernier domino commun redouté, c’est plutôt l’écroulement du système dans son ensemble, la fermeture de l’hôpital ou de la structure de soin.

En quelque sorte, recentrer la lecture du 'risque sécurité' dans l’histoire de l’entreprise en fait seulement une étape, éventuellement répétée, évidemment pas indépendante des autres risques, et dont la lecture doit se faire dans le temps et non dans la photographie instantanée. La gestion du post accident est presque aussi importante en matière de 'risque sécurité' que la gestion du pré-accident, dans la mesure où le véritable contrôle du risque est celui qui casse le chemin vers le domino final de la fermeture et du renoncement à l’activité.

La sécurité : un risque consenti pour maximiser d'autres bénéfices

Il n’y a pas de médecine sans prise de risque. Une médecine excessivement prudente, ne s’exposant à aucune audace dans aucun secteur, ne peut paradoxalement qu’augmenter les risques d’insuccès thérapeutique.

Pour le dire autrement, quand on étudie la sécurité, on cherche cette alchimie mystérieuse qui écoperait l’eau d’un bateau qui fait exprès de prendre l’eau. Car la sécurité, c’est d’abord ce paradoxe : elle ne suffit pas à qualifier l’objectif de la médecine ; on la convoque quand on a déjà pris les risques pour d’autres objectifs qui lui sont toujours supérieurs.

La sécurité et l'étrange singularité de ses indicateurs

La sécurité est un domaine très singulier qui augmente sa demande quand il ne sait plus se mesurer. Les indicateurs de sécurité sont parmi les rares indicateurs dont l’objectif est qu’ils ne croissent pas, mais ne doivent que descendre, pour atteindre le zéro mythique.

Au début, quand le risque est élevé et qu’on a encore (presque rien fait pour le réduire), tout est simple : la démarche d’amélioration part d’un taux élevé de problèmes, aisé à mesurer par des indicateurs grossiers (EI graves). Le retour d’expérience et les actions de prévention successives n’ont pour but que d’amener progressivement ces indicateurs vers zéro.

Bien sûr, ce chemin vers Zéro est à lire avec l’indicateur choisi, et peut demander des années à chaque palier de gravité retenu. Il se répète presque éternellement en choisissant de nouveaux indicateurs. Ainsi par exemple, on suit le nombre d’EI graves, puis, une fois qu’on arrive à le garder tendanciel de zéro grâce aux (bonnes) actions décidées, on se met à suivre le taux d’EI moins graves, puis de ‘presque accidents’…

La destinée de tous les indicateurs de sécurité est de tendre vers zéro. Et la tendance au zéro devient aussi un chiffre inadapté à la gouvernance de la sécurité avec une perte d’influence dans les arbitrages d’une direction Qualité-Sécurité qui aurait ‘atteint’ son objectif assigné, une espèce de ‘suffisance’ de la mission qui lui a été confiée. Il peut même en résulter des freins à une continuité d’investissements internes sur ce domaine, et des freins à une confiance (externe) des citoyens et des tutelles qui réagissent très fortement à toute réapparition d’incident.

Dans ce chemin de recherche des indicateurs positifs, on fait aussi facilement des interprétations inclusives du domaine de la sécurité. On assimile par exemple assez facilement la perte de productivité à des incidents qui retombent dans le comptage direct de la sécurité parce qu’ils ont en dénominateur commun des comportements inadéquats et des erreurs. C’est le cas par exemple du Lean management, dont les indicateurs de sécurité servent plus la performance que la sécurité au sens propre.  

La réussite de la gouvernance de la sécurité entend donc de recréer continuellement une menace qu’on contrôle bien, de la rendre visible, pour justifier de son importance, pour qu’on progresse, et pour éviter de se ranger à une image de ‘baisser les bras’. Le toujours plus, au risque d’être peu pertinent dans ce que l’on montre et mesure devient la seule réponse acceptée ; on invente de nouvelles mesures que l’on va pouvoir à nouveau faire tendre vers zéro pour rassurer les observateurs de son travail et défendre son bilan et ses investissements (de sécurité) face à d’autres priorités.

Vers de nouvelles "portes de sorties" théoriques

On l’aura compris, les théories classiques sur la sécurité n’ont plus de potentiel pour gérer la complexité du risque résiduel auquel nous devons faire face. Le défi est difficile car nous sortons de 3 décades de succès avec les modèles et théories que nous avons employés. Mais ces modèles et théories se sont épuisés avec un contexte qui change. Pour prendre une métaphore médicale, « c’est comme si l’on continuait à soigner un vieillard avec les solutions qui ont été très efficaces dans les 40 ans précédents à la fleur de l’âge. Ces solutions vont plutôt tuer le vieillard si on persiste ».

Un nouvel espace théorique du pilotage de la sécurité doit se dessiner.

Il relève sans doute d’un art de compromis (Amalberti, 2012).

Le compromis à envisager est double : un compromis de l’exposition aux multiples formes de risques acceptés pour le bénéfice du patient, souvent antagonistes les uns avec les autres, et un compromis de réalisme, en ayant conscience qu’une grande partie du pilotage du risque (réussi) n’est que le résultat d’arbitrages et de jeux de rôle à tenir autour de la table de négociation des directeurs et cadres à tous les étages, avec ses codes et ses contraintes, et toutes les conséquences, cultures et impulsions pour le management de proximité. 

L’augmentation de la sécurité réglée, imposée par les règlements, se fait forcément au prix d’une rigidité accrue, d’une volonté d’immense standardisation des techniques et des hommes, et généralement d’une adaptation moins grande des opérateurs aux surprises (impact négatif sur la sécurité gérée, basée sur l’expertise des opérateurs et que l’on peut associer à l’idée de résilience).

L’art de l’intervention de sécurité réussie consiste à régler (collectivement, dans les instances de direction à tous les étages du top management jusqu’au management de proximité) le compromis et les arbitrages entre le bénéfice de cette sécurité réglée et la perte qui va en résulter pour la sécurité gérée.

A l’échelon individuel et du management de proximité, on parle de compromis micro-centré. Il s’agit d’établir en permanence un équilibre entre ce que l’on veut faire (représentation mentale), et ce que l’on peut faire ici et maintenant, compte tenu de ses ressources disponibles, y compris de sa limitation d’une perception rationnelle du monde environnant.  Ce compromis renvoie à un des derniers points particulièrement méconnus de la
psychologie humaine car il mobilise l’ensemble du contrôle intellectuel et se trouve naturellement labile et révisable, de sorte qu’il échappe à la plupart des méthodologies d’étude de la psychologie traditionnelle qui postulent une certaine stabilité pour capturer et mesurer une capacité intellectuelle de base (mémoire, attention, vigilance...). Ceci dit, la psychologie a beaucoup progressé, et à défaut de caractériser le réglage du compromis cognitif à chaque instant, on sait aujourd’hui caractériser les variables qui le modulent en temps quasi réel.

Le second compromis, macro-centré, porte sur les arbitrages quotidiens entre performance (de tout ordre), climat social, et sécurité dans le pilotage du risque au niveau de la gouvernance. Dans la majorité des cas, ce ne sont pas les compromis qui sont coupables, car ils sont souvent consensuels entre directeurs et décidés pour le bien de l’établissement, mais ce sont les conséquences non maîtrisées de ces compromis qui deviennent la source la plus grande de risque. C’est comme si on décidait de venir à ces réunions avec un plan idéal (de sécurité, ou de finance, construit comme idéal, un ‘tigre en papier’ de ses troupes spécialisées) et qu’on sorte de la réunion presque avec l’impossibilité d’appliquer ce plan idéal, mais dans la plupart des cas sans travail sur le renoncement, sa signification pour la conduite réelle des opérations, son explication sur ce qui change aux managers, et la construction d’un plan B dégradé. C’est l’absence de plan B réaliste qui en général va provoquer le vrai risque, et non l’insuffisance du plan idéal ‘tigre de papier’ concocté par les troupes spécialisées. Construire les plans B dégradés devient l’objectif de la maîtrise du compromis, mais on en est souvent loin, car les plans B sont tabous. Les stratégies d’interventions doivent ainsi significativement varier dans les méthodes et les outils en fonction du niveau de sécurité de l’entreprise, des décisions de sacrifice assumées pour le bien de l’entreprise. On peut aujourd’hui apprendre à mieux réaliser ces compromis avec une aide théorique et méthodologique.

Pour aller plus loin : références

  1. Amalberti, R. The paradoxes of almost totally safe transportation systems. Safety Science, 2001, 37, 109-126. 
  2.  La conduite de systèmes à risques. Paris: Presses Universitaires de France, 1996, 2° ed 2001
  3. Amalberti R.Piloter la sécurité: théories et pratiques sur les compromis nécessaires, Springer: Paris, 2012, traduction anglaise, espagnole, portugaise
  4. Amalberti R. Les illusions d’un concept séduisant : signaux faibles et sécurité pragmatique, in Ed.  T. Portal, C. Roux-Dufort, Prévenir les crises : ces cassandres qu’il faut savoir écouter, A.Colin Paris, 2013, 280-288
  5. 5.      Amalberti, R.Optimum system safety and optimum system resilience: agonist or antagonists concepts? In E. Hollnagel, D. Woods, N. Levison, Resilience engineering : concepts and precepts, Aldershot, England: Ashgate,  2006: 238-256
  6. Amalberti R. La sécurité industrielle est-elle un art du compromis ? Audit, Risques & Contrôle 4e trimestre 2017 — audit, risques & contrôle - n° 012, 25-28
  7. Gilbert, C., Amalberti, R., Laroche H., Pariès, J. Toward a new paradigm for error and failures,Journal of risk Research, 2007, 10:7, 959 - 975
  8. Hoc, J.M., Amalberti, R.,Cognitive control dynamics for reaching a satisficing performance in complex dynamic situations, Journal of cognitive engineering and decision making,2007, 1:,22-55
  9. Morel, G. Amalberti, R. Chauvin, C.Articulating the differences between safety and resilience: the decision-making of professional sea fishing skippers, Human factors, 2008, 1, 1-16
  10. Perrow, C., normal accidents, living with high risk technologies, New-York basic books, 1984
  11. Polet, P., Vanderhaegen, F., Amalberti, R.Modelling the Border line tolerated conditions of use, Safety Science 2003, 41(1): 111-136.
  12. Vincent C., Amalberti R.,Safer healthcare : strategies for the real world, Springer, 2016, traduction Espagnole, Portugaise, Japonaise, Chinoise.
12 Commentaires
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  • scqpclcw s 19/06/2021

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  • geyopjklg g 28/02/2021

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