Cécité postopératoire (neuropathie optique ischémique)

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Cécité postopératoire (neuropathie optique ischémique) : occlusion du grêle, 12h d'attente du TDM abdominal...

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Une femme de 64 ans appelle son médecin traitant pour des douleurs abdominales apparues la veille, d’intensité croissante et accompagnées de vomissements.

  • Chirurgien
Auteur : C. SICOT / MAJ : 12/05/2016

Cas clinique

  • Un traitement symptomatique est prescrit. Le lendemain, en l’absence d’amélioration, la patiente appelle le remplaçant de son médecin traitant qui conseille l’hospitalisation en clinique...
  • A l’admission, à 19h15, la patiente est examinée par un médecin urgentiste. La PA était à 120/40 mmHg, la fréquence cardiaque (FC) à 79/min, et la température à 37,4 °C. La douleur abdominale est cotée EVA 7 (sur une échelle de 1 à 10). L’interrogatoire précise que cette douleur persistait depuis 72 h, sans arrêt des matières et des gaz (plus de 10 épisodes diarrhéiques au cours des dernières 24 h) et avec deux vomissements dans la journée. L’examen retrouve un abdomen météorisé, sensible dans son ensemble mais surtout dans les deux fosses iliaques, sans défense ni contracture, sonore à la percussion avec quelques bruits hydro-aériques. Dans les antécédents, on retrouve une hystérectomie totale en 1996. Le traitement habituel associait Logimax® (1cp/j),Surmontil® (1cp/j) et Seresta® (1cp/j).
  • Il est demandé une radiographie d’abdomen sans préparation (ASP), une radiographie des poumons, un bilan urinaire, une coproculture. L’ASP montrait «des niveaux liquides plus larges que hauts ». Biologiquement, créatinémie : 88 µmol/l ; GB: 13 500/ mm3 dont 77% de polynucléaires neutrophiles ; CRP : 11mg/l.
  • L’urgentiste estime le tableau clinique compatible avec « une gastro-entérite avec syndrome subocclusif » et décide de transférer la patiente dans le service de chirurgie de la clinique, en prescrivant une surveillance de la PA, de la FC et de la température toutes les 8 heures ainsi que la réalisation d’un examen TDM abdomino-pelvien pour le lendemain matin. Pour confirmer le transfert en chirurgie, il est fait appel à l’anesthésiste de garde qui examine, à 23h30, la patiente aux urgences et confirmait en tous points les prescriptions de l’urgentiste.
  • A  00h15, la patiente est vue par le chirurgien d’astreinte prévenu par l’anesthésiste. Il était noté un état général conservé et une sensibilité abdominale diffuse, sans défense vraie. La PA  est à 100/60 mmHg, la FC à 84/min, la température à 36,7°C. Suivant les prescriptions du chirurgien, la patiente est perfusée et mise en aspiration gastrique (- 30cm H2O).Une sonde urinaire est également posée. Le traitement associe réhydratation par 3litres/24 h de cristalloïdes, Perfalgan®, Spasfon®,Inipomp® et Fragmine® 2500 UI) ainsi qu’un bilan biologique à prélever en début de matinée.
  • A 03h00, la sonde gastrique a donné 300 ml. Il est noté « malade encore un peu algique ». La PA est à 110/60 mmHg, la FC à 82/min.
    • Lors de la réunion d’expertise, le chirurgien précise être passé vers 07h30, voir la patiente : « (…) A l’examen clinique, il n’y avait rien de préoccupant et il avait confirmé l’indication de l’examen TDM …) ». Mais l’expert souligne qu’il n’y avait aucune trace de ce passage, ni sur les feuilles de surveillance, ni sur les feuilles de transmission
  • A 08h00, l’anesthésiste du bloc opératoire digestif- (qui n’est pas celui de garde la veille et qui n’a pas vu la patiente) -est appelé, par l’infirmière qui l’informe que la patiente  a des vomissements d’aspect fécaloïde malgré la sonde d’aspiration gastrique et qu’elle se plaint de fortes douleurs (cotées +++ sur le dossier). La PA est à 110/60 mmHg et la FC à 125/min. L’anesthésiste  confirme, par téléphone, à l’infirmière, le transfert de la patiente vers la clinique distante d’environ 6 km, où doit être réalisé l’examen TDM  prescrit la veille.
    • Le compte-rendu de l’examen TDM est le suivant : « (…)Nette distension du grêle avec une variation brutale de calibre au niveau de la fosse iliaque droite immédiatement en avant de l’artère iliaque en dessous de la bifurcation évoquant une bride, le grêle et le côlon sous-jacents apparaissant fins. Petit épanchement péritonéal au niveau de la gouttière pariéto-colique droite, autour du foie ainsi qu’en région pelvienne (…) ».
  • Vers 11h00, à son retour, la patiente est vue par le chirurgien qui confirme l’indication opératoire (laparotomie) et prévient l’anesthésiste du bloc digestif qu’il fait descendre la patiente en SSPI pour la mettre en condition. La sonde gastrique est remise en aspiration et ramène 500 ml d’un liquide fécaloïde associé à des vomissements de même aspect. Il est noté une baisse de la PA à 80/50 mmHg avec une diminution de la SpO2 à 90 %. La température est à 37,4 °C. Le bilan biologique prélevé le matin montre : créatinémie : 200 µmol/l ; protides : 62 g/l ; électrolytes normaux ; hémoglobine : 15,7 g/100 ml :GB : 4 300 /mm3
  • A 11h40, la patiente est en SSPI, sous oxygène nasal. Un remplissage vasculaire est assuré par une perfusion de Ringer Lactate et de Voluven®. Une sonde vésicale est, à nouveau, mise en place. Devant une dégradation de la situation (PA à 70/30 mmHg, FC à140/min) malgré l’accélération du remplissage vasculaire, le chirurgien décide d’avancer l’heure de la laparotomie en insérant la patiente dans son programme opératoire.
  • A 12h30, l’intervention débute : « (…) Dilatation majeure de l’intestin grêle jusqu’à 15 cm du caecum où il existe une bride avec la trompe droite qui étrangle l’iléon. Section et vidange rétrograde de l’intestin (4 000ml).(…) ». La situation hémodynamique peropératoire est marquée par des épisodes d’hypotension artérielle nécessitant l’administration de 10µg d’adrénaline à 2 reprises et ce, malgré un remplissage vasculaire important.    

(1 500ml de Voluven®, 5 000 ml  de Ringer Lactate, 1 500 ml d’Osmotan® et 300 ml d’Albumine à 4%). Une antibiothérapie par Augmentin® (2g x 3/j) est prescrite. L’intervention se termine vers 13h45.

  • A 4h15, la patiente est ramenée en SSPI. Elle était extubée à 15 h 05. La situation hémodynamique, d’abord précaire, s’améliore progressivement, à partir de 16h55, grâce à  une perfusion de dopamine (5 µg/kg/min),.
  • Vers 20h30, le retour dans le secteur d’hospitalisation est autorisé sous monitorage scopique : PA à 100/50 mmHg, FC à 117/min, SaO2 à 95% et température à 36,6°C
  • Durant la nuit du 03 au 04 février, la patiente est consciente et ne se plaint d’aucun trouble visuel. La PA oscillait entre 80/40 et 100/60 mmHg et  la SpO2 entre 92 et 95% sous 5 l/min d’oxygène nasal.
  • Vers 05h30, la PA chute à 75/50 mmHg. Par téléphone, l’anesthésiste prescrit un remplisssage vasculaire par Ringer Lactate et Voluven®, puis vers 06h00, en l’absence d’amélioration, l’augmentation des doses de dopamine.
  • Vers 06h45, la PA ne remontant pas, il est, de nouveau, fait appel à l’anesthésiste qui arrive sur place 10 minutes plus tard. Il trouve une patiente inconsciente, marbrée, avec un pouls et une PA imprenables et, sur le scope, une activité cardiaque à type de bradycardie à complexes larges. Il intube et ventile immédiatement la patiente en O2 pur, pratique un massage cardiaque pendant environ 3 minutes, en faisant administrer des bolus de 100 µg d’adrénaline toutes les minutes (jusqu’à une dose de 1 mg). Cette prise en charge permet la reprise d’une ventilation spontanée et la réapparition d’un pouls fémoral mais sans reprise de la conscience.
  • Vers 07h00, le chirurgien est appelé. Il joint aussitôt son collègue chirurgien qui, habitant plus près, arrive sur place vers 07h10. Il fait conduire la patiente au bloc opératoire et débute l’intervention, seul, à 07 h 40. Dès son arrivée à la clinique, le chirurgien de la patiente reprend en charge l’intervention. Dans le compte-rendu opératoire, il est noté« (…) Reprise de la laparotomie médiane prolongée jusqu’à la xiphoïde. Epanchement séro-hématique peu abondant. Absence de perforation ou de nécrose digestive au sein de la grande cavité péritonéale ou dans l’arrière cavité des épiploons. Aspect d’organes de choc (…) ». Au plan anesthésique, PA systolique entre 45 et 65 mmHg pendant environ 40 minutes imposant le recours à des bolus itératifs d’adrénaline, puis à la perfusion de noradrénaline (1 puis 1,5 µg/kg/min) dès le retour en SSPI vers 09 h 20. D’un commun accord, le chirurgien et l’anesthésiste décident de transférer la patiente dans le service de réanimation du CHU.
  • Le diagnostic posé à l’admission au CHU est celui de « choc septique probable avec syndrome de défaillance multiviscérale ». Une antibiothérapie probabiliste par Tazocilline® et Gentalline® est débutée. La patiente oligo-anurique est rapidement hémodialysée en raison d’une hyperkaliémie à 6,5 mmol/l.
  • L’instabilité hémodynamique nécessite la poursuite du remplissage vasculaire et des amines pressives jusqu’ à J4. Une première extubation a lieu à J10 mais la patiente doit être réintubée en raison d’un encombrement bronchique. L’extubation définitive a lieu à J 24. Les hémodialyses sont maintenues jusqu’à J 27. En revanche, le transit intestinal s’est rétabli à J 15 avec reprise rapide d’une alimentation orale.

Dès la première extubation, le diagnostic de cécité bilatérale est évoqué. Après l’extubation définitive, ce diagnostic est confirmé, en l’absence de tout trouble neurologique séquellaire.

La consultation ophtalmologique conclut à : « (…) Acuité visuelle nulle, sans projection lumineuse. Semi-mydriase aréactive bilatérale. Papilles discrètement excavées. Potentiels évoqués visuels plats.

L’IRM cérébrale a éliminé un problème occipital. L’électrorétinogramme est normal. Il s’agit, a priori, d’une neuropathie optique bilatérale d’origine ischémique(…) »

Assignation du chirurgien, des anesthésistes, de l’urgentiste et de la clinique, en juillet 2006, par la patiente  pour obtenir l’indemnisation du préjudice  qu’elle avait subi.

Analyse et jugement

Analyse

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Jugement

Expertise n°1 (février 2007)

Les experts désignés par le tribunal de grande instance, l’un chirurgien viscéral exerçant en libéral et l’autre, ophtalmologiste libéral, concluaient à l’absence de faute de l’ensemble des intervenants.

Compte-tenu des conclusions de cette expertise, la patiente abandonnait l’action entreprise devant la justice civile.

Elle décidait de saisir la CRCI qui ordonnait une deuxième expertise.

Expertise n°2 (octobre 2008)

Les experts désignés par la CRCI, l’un  chirurgien viscéral exerçant en libéral  et l’autre, chef de service ophtalmologique concluaient  à la responsabilité du chirurgien, de l’anesthésiste du bloc et de la clinique  « en raison d’un défaut de surveillance  de l’équipe  infirmière de nuit ».

Avis de la CRCI (juillet 2009)

La CRCI confirmait les conclusions des experts  et décidait que la responsabilité du préjudice de la patiente incombait au chirurgien (30%), à l’anesthésiste du bloc (30%) et à la clinique (40 %). Ces derniers reprochant aux experts de ne pas avoir respecté le principe du contradictoire et surtout contestant, preuves à l’appui, certaines conclusions de l’expertise, décidaient de ne pas accepter l’avis de la CRCI.

De son côté, l’ONIAM refusait de se substituer à eux, estimant qu’en raison des contradictions entre les deux rapports d’expertise, l’absence  de faute à l’origine du dommage était incertaine.

La patiente se fondant sur les conclusions de l’expertise demandée par la CRCI décidait de saisir, à nouveau, la justice civile, en juillet 2010. Le tribunal de grande instance demandait, en novembre 2013, une troisième expertise

Expertise n°3 (juin 2014)

L’expert désigné par le tribunal de grande instance, professeur des universités, chef de service de chirurgie viscérale, associé à un sapiteur praticien hospitalier en anesthésie-réanimation, rappelait que : »(…) Chez la malade le diagnostic d’occlusion intestinale du grêle avait été documenté par des clichés d’abdomen sans préparation, objectivant des niveaux hydro-aériques plus larges que hauts.

Lorsque le diagnostic d’occlusion sur grêle est établi, il faut rapidement envisager un traitement chirurgical sauf si, sous traitement médical, l’occlusion se lève dans les heures suivant son installation. Lorsque le diagnostic d’occlusion mécanique de l’intestin grêle ne peut être établi, de façon formelle ou de façon systématique dans la très grande majorité des équipes, une tomodensitométrie abdominale est faite en urgence. En effet, elle permet, d’une part de confirmer la présence d’un obstacle mécanique et d’autre part, de préciser l’existence  ou non d’une souffrance intestinale. En cas de souffrance intestinale, l’intervention doit être faite dans les plus brefs délais, sans tentative de traitement médical (…) »

Pour l’expert, « (…)  A  8h50, alors que  l’infirmière  avait prévenu l’anesthésiste du bloc, de la survenue de vomissements fécaloïdes, aucun médecin n’était passé voir  la patiente pour réévaluer son état clinique. En effet, dans cette situation, il fallait optimiser la réanimation avant d’intervenir chirurgicalement sans effectuer, au préalable, une tomodensitométrie abdominale qui n’avait plus d’indication à ce stade d’évolution clinique . La réalisation de cet examen avait conduit à un retard de la réanimation et à une intervention précipitée chez une patiente dont l’état hémodynamique était devenue précaire (…) »

Pour l’expert anesthésiste-réanimateur : « (…)  L’analyse de la situation de la patiente depuis son retour du scanner à 11 h jusqu’à sa sortie de la SSPI, faisait apparaître plusieurs manquements dans la gestion de l’état de choc septique (translocation bactérienne par dilatation prolongée des anses grêles du fait de l’occlusion sur bride).Notamment, le remplissage vasculaire initial en peropératoire n’avait pas été suffisant pour rétablir une PA adéquate. En postopératoire, on avait assisté  à une pérennisation d’un état de choc avec hypotension artérielle prolongée malgré la perfusion de dopamine. Il ne fallait  pas faire remonter la patiente  dans sa chambre d’hospitalisation mais la transférer dans un service de réanimation.

La gestion de cet état de choc n’avait pas été conforme aux recommandations de la Société Française d’Anesthésie-Réanimation (…) ».

La conclusion du rapport d’expertise était que : « (…) La cécité bilatérale de la patiente était en relation directe, certaine et exclusive avec un retard  à l’intervention dû au chirurgien et à une réanimation non conforme des troubles hémodynamiques due à l’anesthésiste, ces fautes ayant été à l’origine d’un état de choc suivi d’un arrêt cardio-circulatoire (…) »

Taux de déficit fonctionnel global estimé à 85%.

 

Tribunal de Grande Instance (juillet 2015)

Concernant le chirurgien, le tribunal rappelait qu’ « (…) Il soutenait avoir revu la patiente le 3 février à 7 h 30   et que son état était parfaitement conservé… Mais, quand bien même, il aurait constaté, --  visite dont il n’existait aucune preuve--, un état stable de la patiente après 7 heures de traitement, alors que ses troubles digestifs dataient de plus de 48 heures, ce simple constat aurait dû l’amener à annuler l’examen tomodensitométrique prescrit  et à intervenir très rapidement (…) »

Concernant l’anesthésiste, et contrairement à ce qu’il affirmait, les magistrats  concluaient qu’il n’avait pas prodigué à la patiente des soins attentifs ,diligents et conformes aux données acquises de la science médicale  « (…) Il avait validé le départ de la patiente pour la réalisation d’un scanner sans l’avoir examinée avant son départ alors que, compte-tenu de l’aggravation de son état, il convenait  d’intervenir chirurgicalement rapidement et d’autre part, dans la gestion du choc septique et de ses suites, il n’avait pas appliqué les recommandations validées (…) ».

En revanche, le tribunal écartait toute responsabilité de la clinique, en estimant que l’urgentiste avait prescrit une surveillance des constantes 3x24 h, soit toutes les 8 heures, ce que n’avait pas modifié le chirurgien. Or la feuille de surveillance faisait apparaître un relevé des constantes  à 03 h 00, puis à 08 h 50, heure d’appel de l’anesthésiste pour lui signaler la survenue de vomissements fécaloïdes. Les infirmières avaient donc respecté les prescriptions des médecins qui n’avaient pas jugé nécessaire de prescrire un suivi plus rapproché.

Les experts ayant affirmé que la cécité était la conséquence directe et certaine de l’état de choc, les magistrats décidaient que : « (…) Les fautes du chirurgien et de l’anesthésiste avaient fait perdre à la patiente une chance d’éviter le choc septique évaluée à 90 %, la cécité, après une chirurgie non ophtalmique étant une complication très rare (...) ».

Ils attribuaient la réparation du préjudice survenu pour 80% à l’anesthésiste et 20% au chirurgien.

Indemnisation de 1 378 500€ dont 55 775€ pour les organismes sociaux.

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