Une femme de 64 ans appelle son médecin traitant pour des douleurs abdominales apparues la veille, d’intensité croissante et accompagnées de vomissements.
(1 500ml de Voluven®, 5 000 ml de Ringer Lactate, 1 500 ml d’Osmotan® et 300 ml d’Albumine à 4%). Une antibiothérapie par Augmentin® (2g x 3/j) est prescrite. L’intervention se termine vers 13h45.
Dès la première extubation, le diagnostic de cécité bilatérale est évoqué. Après l’extubation définitive, ce diagnostic est confirmé, en l’absence de tout trouble neurologique séquellaire.
La consultation ophtalmologique conclut à : « (…) Acuité visuelle nulle, sans projection lumineuse. Semi-mydriase aréactive bilatérale. Papilles discrètement excavées. Potentiels évoqués visuels plats.
L’IRM cérébrale a éliminé un problème occipital. L’électrorétinogramme est normal. Il s’agit, a priori, d’une neuropathie optique bilatérale d’origine ischémique(…) »
Assignation du chirurgien, des anesthésistes, de l’urgentiste et de la clinique, en juillet 2006, par la patiente pour obtenir l’indemnisation du préjudice qu’elle avait subi.
Expertise n°1 (février 2007)
Les experts désignés par le tribunal de grande instance, l’un chirurgien viscéral exerçant en libéral et l’autre, ophtalmologiste libéral, concluaient à l’absence de faute de l’ensemble des intervenants.
Compte-tenu des conclusions de cette expertise, la patiente abandonnait l’action entreprise devant la justice civile.
Elle décidait de saisir la CRCI qui ordonnait une deuxième expertise.
Expertise n°2 (octobre 2008)
Les experts désignés par la CRCI, l’un chirurgien viscéral exerçant en libéral et l’autre, chef de service ophtalmologique concluaient à la responsabilité du chirurgien, de l’anesthésiste du bloc et de la clinique « en raison d’un défaut de surveillance de l’équipe infirmière de nuit ».
Avis de la CRCI (juillet 2009)
La CRCI confirmait les conclusions des experts et décidait que la responsabilité du préjudice de la patiente incombait au chirurgien (30%), à l’anesthésiste du bloc (30%) et à la clinique (40 %). Ces derniers reprochant aux experts de ne pas avoir respecté le principe du contradictoire et surtout contestant, preuves à l’appui, certaines conclusions de l’expertise, décidaient de ne pas accepter l’avis de la CRCI.
De son côté, l’ONIAM refusait de se substituer à eux, estimant qu’en raison des contradictions entre les deux rapports d’expertise, l’absence de faute à l’origine du dommage était incertaine.
La patiente se fondant sur les conclusions de l’expertise demandée par la CRCI décidait de saisir, à nouveau, la justice civile, en juillet 2010. Le tribunal de grande instance demandait, en novembre 2013, une troisième expertise
Expertise n°3 (juin 2014)
L’expert désigné par le tribunal de grande instance, professeur des universités, chef de service de chirurgie viscérale, associé à un sapiteur praticien hospitalier en anesthésie-réanimation, rappelait que : »(…) Chez la malade le diagnostic d’occlusion intestinale du grêle avait été documenté par des clichés d’abdomen sans préparation, objectivant des niveaux hydro-aériques plus larges que hauts.
Lorsque le diagnostic d’occlusion sur grêle est établi, il faut rapidement envisager un traitement chirurgical sauf si, sous traitement médical, l’occlusion se lève dans les heures suivant son installation. Lorsque le diagnostic d’occlusion mécanique de l’intestin grêle ne peut être établi, de façon formelle ou de façon systématique dans la très grande majorité des équipes, une tomodensitométrie abdominale est faite en urgence. En effet, elle permet, d’une part de confirmer la présence d’un obstacle mécanique et d’autre part, de préciser l’existence ou non d’une souffrance intestinale. En cas de souffrance intestinale, l’intervention doit être faite dans les plus brefs délais, sans tentative de traitement médical (…) »
Pour l’expert, « (…) A 8h50, alors que l’infirmière avait prévenu l’anesthésiste du bloc, de la survenue de vomissements fécaloïdes, aucun médecin n’était passé voir la patiente pour réévaluer son état clinique. En effet, dans cette situation, il fallait optimiser la réanimation avant d’intervenir chirurgicalement sans effectuer, au préalable, une tomodensitométrie abdominale qui n’avait plus d’indication à ce stade d’évolution clinique . La réalisation de cet examen avait conduit à un retard de la réanimation et à une intervention précipitée chez une patiente dont l’état hémodynamique était devenue précaire (…) »
Pour l’expert anesthésiste-réanimateur : « (…) L’analyse de la situation de la patiente depuis son retour du scanner à 11 h jusqu’à sa sortie de la SSPI, faisait apparaître plusieurs manquements dans la gestion de l’état de choc septique (translocation bactérienne par dilatation prolongée des anses grêles du fait de l’occlusion sur bride).Notamment, le remplissage vasculaire initial en peropératoire n’avait pas été suffisant pour rétablir une PA adéquate. En postopératoire, on avait assisté à une pérennisation d’un état de choc avec hypotension artérielle prolongée malgré la perfusion de dopamine. Il ne fallait pas faire remonter la patiente dans sa chambre d’hospitalisation mais la transférer dans un service de réanimation.
La gestion de cet état de choc n’avait pas été conforme aux recommandations de la Société Française d’Anesthésie-Réanimation (…) ».
La conclusion du rapport d’expertise était que : « (…) La cécité bilatérale de la patiente était en relation directe, certaine et exclusive avec un retard à l’intervention dû au chirurgien et à une réanimation non conforme des troubles hémodynamiques due à l’anesthésiste, ces fautes ayant été à l’origine d’un état de choc suivi d’un arrêt cardio-circulatoire (…) »
Taux de déficit fonctionnel global estimé à 85%.
Tribunal de Grande Instance (juillet 2015)
Concernant le chirurgien, le tribunal rappelait qu’ « (…) Il soutenait avoir revu la patiente le 3 février à 7 h 30 et que son état était parfaitement conservé… Mais, quand bien même, il aurait constaté, -- visite dont il n’existait aucune preuve--, un état stable de la patiente après 7 heures de traitement, alors que ses troubles digestifs dataient de plus de 48 heures, ce simple constat aurait dû l’amener à annuler l’examen tomodensitométrique prescrit et à intervenir très rapidement (…) »
Concernant l’anesthésiste, et contrairement à ce qu’il affirmait, les magistrats concluaient qu’il n’avait pas prodigué à la patiente des soins attentifs ,diligents et conformes aux données acquises de la science médicale « (…) Il avait validé le départ de la patiente pour la réalisation d’un scanner sans l’avoir examinée avant son départ alors que, compte-tenu de l’aggravation de son état, il convenait d’intervenir chirurgicalement rapidement et d’autre part, dans la gestion du choc septique et de ses suites, il n’avait pas appliqué les recommandations validées (…) ».
En revanche, le tribunal écartait toute responsabilité de la clinique, en estimant que l’urgentiste avait prescrit une surveillance des constantes 3x24 h, soit toutes les 8 heures, ce que n’avait pas modifié le chirurgien. Or la feuille de surveillance faisait apparaître un relevé des constantes à 03 h 00, puis à 08 h 50, heure d’appel de l’anesthésiste pour lui signaler la survenue de vomissements fécaloïdes. Les infirmières avaient donc respecté les prescriptions des médecins qui n’avaient pas jugé nécessaire de prescrire un suivi plus rapproché.
Les experts ayant affirmé que la cécité était la conséquence directe et certaine de l’état de choc, les magistrats décidaient que : « (…) Les fautes du chirurgien et de l’anesthésiste avaient fait perdre à la patiente une chance d’éviter le choc septique évaluée à 90 %, la cécité, après une chirurgie non ophtalmique étant une complication très rare (...) ».
Ils attribuaient la réparation du préjudice survenu pour 80% à l’anesthésiste et 20% au chirurgien.
Indemnisation de 1 378 500€ dont 55 775€ pour les organismes sociaux.