Audits et tableaux de bord d’indicateurs Qualité des pratiques en chirurgie et en endoscopie : des biais sont-ils à redouter ?

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Audits et tableaux de bord d’indicateurs Qualité des pratiques en chirurgie et en endoscopie : des biais sont-ils à redouter ?

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Auditer et confronter les professionnels (seuls ou en équipe) à leurs propres résultats et à ceux de la profession est une pratique reconnue et vertueuse pour assurer la meilleure Qualité et Sécurité des soins, la conformité aux recommandations de bonnes pratiques, et l’amélioration continue des pratiques individuelles. Une série d’articles, majoritairement publiés dans le JAMA et des journaux américains majeurs, nous alerte pourtant sur un risque de contre-productivité de ces pratiques en chirurgie et en endoscopie si l’on n’y prend pas garde.

Auteur : le Pr René AMALBERTI, Docteur en psychologie des processus cognitifs, ancien conseiller HAS / MAJ : 02/05/2022

Des pratiques bien rôdées, mais qui ont leur côté obscur

Ces pratiques d’audit ont amplement prouvé leur efficacité quand elles sont bien utilisées ; elles sont bien codifiées, généralisables, et dans l’ensemble peu coûteuses. Mais elles peuvent aussi avoir leur mauvais côté, "leur face noire" pour reprendre l’acronyme anglais de "dark side", et même être à l’origine d’une dégradation de la sécurité et d’événements indésirables (EI) (Catlow, 2021, Duncan, 2022).

C’est ce que décrivait très bien un article d’auteurs anglais récemment publié dans le BMJ Quality and Safety (Catlow et al 2021) en prenant l’exemple des audits qualité semestriels en endoscopie digestive (colonoscopie).

Ils ont étudié les pratiques de 19 endoscopistes anglais sur une longue période et particulièrement leurs adaptations successives aux résultats des audits et tableaux de bord semestriels des indicateurs sur leurs pratiques confrontés aux indicateurs moyens de la profession (durée de l’acte, taux de réalisation, taux de détection de polypes, taux d’exérèses réussies, taux de complications, etc.).

Plusieurs effets négatifs peuvent apparaître

Une absence de modification des pratiques sous prétexte d’être "dans la moyenne".

Plusieurs de ces endoscopistes disent par exemple qu’ils ne modifient rien à leur pratique si leurs indicateurs sont dans la moyenne de la profession, même si les indicateurs en question restent en dessous des standards minimums de la profession/société savante.

Des endoscopies trop ou pas assez prudentes par crainte de l’enjeu de certains indicateurs

Un autre effet paradoxal est l’augmentation de l’anxiété des professionnels quand ils sont trop challengés par certains indicateurs, ce qui peut se traduire par des endoscopies trop prudentes et finalement à risques par défaut pour le patient.

Les risques pour le patient sont directs et indirects :

  • Les risques directs portent sur la recherche de performance dans les scores des indicateurs du tableau de bord, même au détriment de l’intérêt du patient, comme persister inutilement dans la colonoscopie alors que le patient est inconfortable avec la procédure en cours, ou persister à vouloir faire des exérèses de polypes pas forcément utiles ou pas forcément réalisables dans les conditions du jour. 
  • Les risques indirects sont plus dans la façon de rédiger les comptes rendus, en s’arrangeant pour maximiser les résultats objets d’indicateurs de qualité dans le tableau de bord.

La recherche excessive de performance sur certains indicateurs est connue comme source de possibles comportements à risques, par exemple donner trop d’importance au temps moyen de l’acte, qui peut conduire les endoscopistes à bâcler certaines procédures pour améliorer l’indicateur. Il est évidemment très important que les indicateurs du tableau de bord semestriel les plus pertinents pour le bénéfice du patient (clinique et satisfaction) soient priorisés dans l’amélioration des pratiques. Un risque récurrent dans tous ces systèmes de surveillance des bonnes pratiques est de privilégier les indicateurs faciles à mesurer, mais d’intérêts discutables sur le fond de la pratique.

Le choix des indicateurs qui "arrangent le plus", même si ce ne sont pas les seuls ou les plus pertinents

Un autre risque récurrent auquel il faut faire attention est la forme de restitution des résultats, notamment quand il y a plusieurs sources de résultats comparatifs.

Le médecin peut être tenté pour se défendre de sa pratique de considérer la référence qui l’arrange le plus. Du coup, le choix du comparateur et les valeurs préconisées sont vraiment un travail de fond à effectuer par les sociétés savantes et les autorités de sorte à avoir un seul outil qui, par sa conception, stimule plus l’envie d’une amélioration continue de sa pratique  par les professionnels plutôt qu’il ne critique ce qui est fait, et pire professe ces critiques avec un ton très négatif (Ivers, 2014). 

Des garde-fous existent

Les garde-fous à toutes ces dérives ont déjà fait l’objet de plusieurs articles (voir par exemple Brehaut, 2016).

La plupart préconisent une mise en place en parallèle (du tableau de bord semestriel) d’un accompagnement renforcé et personnalisé de l’amélioration continue des pratiques individuelles par les pairs/société savantes, à la fois sous forme de lecture critique des résultats, évidemment de lecture de la pertinence relative des indicateurs, et complété si nécessaire par des audits ponctuels sur site par des pairs en condition de pratique réelle, particulièrement si les résultats laissent à penser qu’il existe un déficit de technicité de l’endoscopiste.

L’audit peut dans ce cas amener à une solution de re-training approprié avec des pairs pour le bénéfice de tous. Les audits nationaux doivent aussi prendre en compte les biais de remplissage des tableaux de bord, et se donner les moyens de dépister ceux tentés par la triche.  

On notera que toutes ces idées venues des Etats-Unis sont finalement très proches de celles proposées depuis déjà plusieurs années par le système d’accréditation professionnelle des spécialités à risques en France.

Évidemment, le professionnel aura toujours tendance quand il est interrogé à plutôt biaiser le regard extérieur, à minimiser ses défauts, les attribuer à d’autres facteurs que soi-même (patientèle, plateforme et outils mis à disposition…) et à maximiser ses réussites, c’est juste humain et à prendre en compte dans la relation d’accompagnant. 

Dans tous les cas, il sera utile de ne pas s’arrêter aux seuls indicateurs, et de regarder la pratique dans son ensemble, qui va du recrutement des patients à leur préparation, aux conditions de travail de l’endoscopiste particulièrement les conditions du climat de travail avec les pairs et avec l’équipe qui l’entoure et l’accueille, et enfin le suivi du patient sur un temps plus long.

Certains risques n’apparaitront bien qu’avec cette vision élargie, notamment les questions qui nourrissent le burnout et l’anxiété du professionnel, son plaisir au travail, sa santé personnelle, ses possibilités de partager ses doutes, réussites et difficultés en équipe en toute confiance, etc.

Un tri nécessaire

Pour conclure, les audits et tableaux de bords comparatifs proposés par les sociétés savantes/autorités sanitaires ont fait beaucoup pour normaliser et améliorer les pratiques individuelles surtout dans des spécialités comme la chirurgie ou l’endoscopie. Il reste, comme souvent, que les meilleures intentions peuvent tourner à l’inverse du but recherché quand elles sont biaisées, insuffisantes, mal accompagnées et mal expliquées.

L’aide des pairs est vraiment centrale pour un usage optimisé de ces outils tout comme la raison qui doit habiter les décideurs dans la multiplication de ces audits. Rien ne sert d’en faire trop, ou pire de se doter d’un arsenal plus guidé par la mesurabilité que par la pertinence pour la satisfaction et le résultat clinique du patient.

Les autorités et les sociétés savantes ont une grande responsabilité dans ce tri de l’essentiel, et dans l’accompagnement des professionnels, pour le bénéfice ultime des patients. A ne pas le faire, le côté sombre des mauvais choix en la matière pourrait même devenir une source significative de problèmes de sécurité et d’efficacité de la profession (Catlow, 2022).

Pour aller plus loin
Brehaut J., Colquhoun H. Eva K., Practice feedback interventions : 15 suggestions for optimizing effectiveness. Ann Intern Med 2016 ; 164:435–4
Catlow, J., Bhardwaj-Gosling, R., Sharp, L., Rutter, M. D., & Sniehotta, F. F. (2021). Using a dark logic model to explore adverse effects in audit and feedback : a qualitative study of gaming in colonoscopy. BMJ quality & safety.
Duncan EM, Ivers NM, Grimshaw JM Channelling the force of audit and feedback : averting the dark side BMJ Quality & Safety Published Online First : 29 March 2022. doi : 10.1136/bmjqs-2021-014520
Ivers N., Sales A. Colquhoun H.  et al, No more "business as usual" with audit and feedback interventions : towards an agenda for a reinvigorated intervention. Implement Sci 2014 ; 9.

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