Découvrez notre rubrique d'analyse du mois de la presse professionnelle sur le risque médical : normalisation de la déviance, coût des signalements des EIG, Briefings quotidiens de sécurité dans les services, étude des plaintes sur les internes en chirurgie, Walkrounds ...
La normalisation de la déviance est un vieux concept de risque introduit par Diane Vaughan dans les années 90 pour expliquer les dérives organisationnelles et de gouvernance de la NASA installées sur de longues périodes, largement incriminées dans les causes de l’accident de la navette Challenger (notamment la décision de persister à lancer les navettes alors qu’un défaut de conception avait été clairement identifié et non résolu). Vaughan explique ce phénomène par une insensibilisation de la gouvernance, un déni progressif du réel, une habituation. L’habitude fait accepter le risque dans les arbitrages et l’absence d’accident fait croire que ce risque est maitrisé. Les auteurs pensent que ce mécanisme est omniprésent dans la chaîne managériale en santé, et devrait justifier une ligne de recherches et d’actions prioritaires de corrections, dont les contenus sont maintenant disponibles dans la littérature sur les organisations sûres (HRO), comme ce qui se pratique dans toutes les industries
Price M., Williams T When Doing Wrong Feels So Right: Normalization of Deviance Journal of Patient Safety. 14(1):1-2, March 2018.
26 états des USA exigent un signalement obligatoire des évènements indésirables les plus graves (serious reportable events, SREs) comme vient de le faire la France. Cette étude évalue le coût d’une telle exigence. La méthode se base sur des entretiens avec des personnes clés chargées d’exploiter les EIG, et sur le comptage du temps passé dans un CHU par le personnel sur cette activité pendant une période de 1 an.
Le coût administratif des 44 EIG déclarés par ce CHU sur un an s’élève à 353.291 US$, soit 8.029 US$ en moyenne par EIG (allant de 6653 à 21276 avec 9213 $ pour un EIG chirurgical). La ventilation des coûts d’exploitation ressort pour 64,5% à l’analyse, 10% au signalement interne, 17,2% au signalement public et transmission aux autorités, et 8% à la gestion administrative.
Les auteurs insistent sur ces coûts substantiels et croissants de ces obligations, à mettre en regard des bénéfices et des autres investissements abandonnés à leur profit et insistent particulièrement sur les 17% de coûts associés à la mise à disposition de l’information au public et aux autorités.
Blanchfield B., Acharya B., Mort E. The Hidden Cost of Regulation: The Administrative Cost of Reporting Serious Reportable Events
Ces auteurs proposent un guide pour la mise en place d’un briefing quotidien de sécurité par les équipes de soin d’un hôpital pédiatrique. Ce type de briefing est appelé en anglais Huddle, et dans le cas de cet hôpital, l’équipe utilise aussi l’acronyme DOB (Daily Operational Brief). La mise en place date de 2012 et s’avère très efficace pour réduire les risques. Le briefing est programmé chaque jour à 10h30 en présentiel pour tout le service, équipe soignante, docteurs et chef de service inclus, et même des représentants des patients et familles, avec une ligne téléphonique ouverte pour ceux qui ne peuvent pas venir. Le DOB est fait par téléconférence les week-ends et jours fériés. Le briefing est très calibré, centré sur le contexte des problèmes du jour engageant potentiellement la sécurité des patients hospitalisés ; il part des évènements et problèmes spécifiques du jour, du nombre de patients, de leur complexité, puis fait parler les participants sur l’adéquation perçue des équipes soignantes pour faire les soins (nombre, préparation, répartition), et finit par des décisions de réorganisation du jour pour adapter les actions de soins de l’équipe au mieux des problèmes identifiés. La durée totale du briefing est strictement limitée à 30 minutes avec un maître du temps et de l’organisation. L’article propose une remarquable description pratique du comment faire avec des exemples et sera très utile à tous ceux qui veulent utiliser le concept.
Donnelly L., Basta K., Dykes A., Zhang W., Shook J. The Daily Operational Brief: Fostering Daily Readiness, Care Coordination, and Problem-Solving Accountability in a Large Pediatric Health Care System The Joint Commission Journal on Quality and Patient Safety 2018; 44:43–51
Étude d’une base de plaintes concernant les internes/ chef de cliniques en chirurgie aux USA. Sur 10 ans, la base recense 87 plaintes concernant des internes en chirurgie, dont 67 décès ou complications sévères. La plupart des plaintes impliquent un interne junior (69%), dans 61% des cas en lien avec la gestion péri-opérative du patient, et dans 55% des cas avec une insuffisance explicite de la supervision par un senior.
48% des plaintes sont allées jusqu’à un jugement de justice avec une compensation moyenne de 900.000$ (mais avec un écart type considérable allant de 1800$ à 32 millions de $).
Asad J. Choudhry, MBBS; Mohamed D. Ray-Zack, MBBS; et al. Medical Malpractice Lawsuits Involving Surgical Residents Cornelius A. Thiels, DO, MBA; JAMA Surg. 2018;153(1):8-13. doi:10.1001/jamasurg.2017.2979
La mise en place des idées et procédures innovantes en sécurité dans la santé reste un vrai problème. Les visites de risques (Walkrounds) subissent cette difficulté. L’idée est bonne, la méthode bien décrite par les pratiques d’excellence industrielle (Toyota, Hewlett Packard), mais la traduction en médecine perd souvent toute valeur : les visites ne sont souvent pas réalisées par des directeurs séniors (ce qui est un des piliers à respecter dans la méthode); elles se limitent à des rencontres polies et des contacts bienveillants avec les professionnels de terrain, mais sans véritable analyse sur le fond, retour organisé systématique, et suivi des actions entreprises. Sans surprise, on note une absence de levier de changement réel derrière ces visites (mal faites). Or tous ces points (rang exécutif du directeur, feedback personnalisé de suivi d’action surtout) sont précisément les clés incontournables de l’amélioration de la sécurité par les visites de risque.
Singer SJ Successfully implementing Safety WalkRounds: secret sauce more than a magic bullet BMJ Qual Saf Published Online First:09 February 2018. doi: 10.1136/bmjqs-2017-007378
Les outils numériques prennent une place croissante dans l’environnement du médecin généraliste, au cabinet et dans ses relations avec le territoire de santé (outils d’aides à la prescription et au diagnostic incluant plus globalement l’usage d’internet, outils d’audio et téléconférence, de télémédecine, réseaux sociaux, et même gestion du site web personnel). Reste à en établir les modalités concrètes d’usage. Les enthousiastes y voient un levier incontournable de progrès pour gérer l’adéquation difficile entre effectifs médicaux (souvent en baisse) et population rapidement croissante de patients chroniques, souvent âgés, vivant à domicile. La révolution numérique pourrait offrir plus de services en libre accès, physiques ou virtuels, pour les nombreux patients sans difficulté particulière permettant à la fois leur autonomie renforcée et une moindre demande sur les médecins, et de fait libérer ces professionnels pour des actions médicales ciblées sur les patients les plus complexes. Dans ce contexte, un rapport Anglais souligne le rôle crucial que pourraient endosser les infirmiers dans le bon usage de l’éventail de ces technologies numériques de santé au profit des patients, à la condition expresse de positionner ces infirmiers dans un registre d’acteur social et communautaire, disponible pour l’entraide, l’écoute et l’alerte partagée mutuelle, plutôt que celui (encore trop actuel) d’une stricte relation hiérarchique, ponctuelle et technique de sachant-usager. Il reste à dépasser les réticences de certains médecins à envisager ce type de positionnement, et à assumer la capacité à rémunérer cette activité.
Chambers R., Schmid M. Making technology-enabled health care work in general practice
Br J Gen Pract 2018; 68 (668): 108-109. DOI
La capacité de connectivité et de communication des outils de santé est vue comme un point clé du succès futur du ministère de la santé anglais (NHS) ; Le passé montre l’échec d’une solution centralisée, et le succès relatif en contre point des opportunités laissées localement et régionalement aux professionnels pour influencer la conception du système de santé et sa stratégie. Pourtant, on ne peut que constater les difficultés encore actuelles des soins primaires à investir et utiliser l’éventail des technologies numériques et du partage d’information connecté. Un récent rapport de l’OMS souligne la nécessité de former en urgence et en masse les médecins à ces technologies. L’OMS insiste sur la nécessité de ‘piloter’ politiquement et techniquement la cohérence globale de la démarche numérique en santé, y compris dans la distribution des logiciels et des outils aux usagers finaux. Là comme ailleurs, l’idéal serait d’avoir des cliniciens participants à la conception de ces outils et usage, mais leur inculture fait aujourd’hui obstacle au progrès et accroit le risque de mise sur le marché de systèmes inadaptés et incohérents. A cet égard, une éducation de masse de base pourrait au moins réduire les risques de mauvaise compatibilité et de mauvaise intégration de ces systèmes.
Meaker R., Simi Bhandal S., Roberts M., Information flow to enable integrated health care: integration or interoperability Br J Gen Pract 2018; 68 (668): 110 111. DOI:
... Un contresens scientifique et une fausse piste pour la formation et l’aide.
Les idées révolutionnaires d’Einstein et de bien d’autres prix Nobel ont demandé près de 100 ans pour être acquises et appliquées. Il en va de même des idées déjà anciennes de Tversky et Khaneman qui montrent que les personnes ne font pas de choix rationnels en pesant tous les risques, et pour autant avec des résultats qui ne sont pas tous catastrophiques, loin s’en faut. Ces connaissances sur la pensée ‘naturelle’, le fonctionnement normal de la décision humaine, seraient essentielles à appliquer au domaine médical où on continue à baser les analyses, les conseils et les formations sur le seul modèle illusoire de décision totalement rationnelle. A force d’ignorer le fonctionnement normal du raisonnement humain, on construit une formation et un système d’aide à contre sens de l’utile qui croit pouvoir changer les fondamentaux de ce fonctionnement humain, ce qui est impossible, alors que la solution serait plutôt d’aider à faire mieux en respectant, corrigeant et améliorant les façons de faire spontanées. Concrètement, et par exemple, on continue à augmenter les informations disponibles pour les décisions médicales, alors que l’on sait que les médecins ne les analyseront pas, et que le bon chemin consisterait plutôt à exploiter la décision naturelle en agrégeant les données disponibles.
Avancées dans la compréhension de la psychologie de la décision en médecine
Avorn J., The Psychology of Clinical Decision Making — Implications for Medication Use
N Engl J Med 2018; 378:689-691 DOI: 10.1056/NEJMp1714987
Cette étude explore l’effet en Europe des origines sociales (CSP, âge, niveau d’éducation, revenus, statut d’immigrant ou de résident) sur l’expression de satisfaction du patient sur son généraliste (31 pays Européens inclus). Les données sont obtenues par interaction directe avec les patients dans les salles d’attentes. 91% des patients questionnés et/ou de leur famille apprécient leur généraliste ; toutefois, 75% de la variance des opinions exprimées dépend des CSP : les patients les moins éduqués, les plus pauvres, les migrants de première génération, sont les moins satisfaits de leur généraliste. De même, plus la prise en charge est personnalisée par des médecins et personnels médicaux stables, plus la satisfaction est grande.
Detollenaere J., Hanssens L., Willemun S., Willems S. Can you recommend me a good GP? Describing social differences in patient satisfaction within 31 countries. International Journal for Quality in Health Care, 2018, 30(1), 9–15
doi: 10.1093/intqhc/mzx157
On a beaucoup dit que la santé doit adopter les traits des modèles à haute fiabilité de l’industrie. La chose est dite, les outils et les théories sont mêmes recommandés et cités dans les textes officiels.
Mais la réalité des pratiques reste bien différente.
Pour étayer ce constat décevant, l’étude part de 42 risques listés dans 4 établissements Hospitaliers Anglais et évalue l’efficacité et la forme des actions entreprises pour contrôler chacun de ces risques. Le résultat est jugé par une grille de lecture de l’efficacité des réponses, issue des industries à haute fiabilité (la hiérarchie des niveaux de contrôle proposée par l’US National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH).
Il ressort que 35 des 42 risques identifiés ont été gérés par un niveau de contrôle administratif, le plus bas dans l’échelle de l’efficacité des contrôles du risque (réagir en ajoutant du règlement). 6 des 32 risques ont été traités par un contrôle technique (engineering), un cran au-dessus du contrôle administratif dans l’échelle des systèmes sûrs (concevoir, isoler et protéger activement les opérateurs du risque). Un seul risque sur 42 a été traité par un contrôle par substitution, le plus haut niveau de contrôle des systèmes sûr (changer la situation de travail pour réduire la source du risque).
LIberati E., Peerally M.F., Dixon-Woods M. Learning from high risk industries may not be straightforward: a qualitative study of the hierarchy of risk controls approach in healthcare International Journal for Quality in Health Care, 2018, 30(1), 39–43 $
doi: 10.1093/intqhc/mzx163