Deux articles récemment publiés dans le British Medical Journal Quality and Safety (Maisonneuve et al, 2023, Griffiths, 2023) font le point sur l’addiction au travail, souvent présente chez les médecins et que les anglosaxons appellent aussi "workalcoolism".
Même si les temps changent (le terme "bourreau de travail" avait été proposé dans les années 60, justement en lien avec les excès de la pratique médicale de l’époque), il reste presque reconnu comme normal que l’apprentissage médical s’exerce au prix d’une intensité de travail considérable sur de très nombreuses années.
Et la situation reste préoccupante pour beaucoup de médecins installés qui s’enferment dans une activité qui les déborde. Le sujet est si banal que les médecins qui n’adhèrent pas à une telle philosophie (de dépendance au travail) peuvent souvent être critiqués par d’autres collègues et qualifiés de paresseux, manquant de motivation ou peu ambitieux.
La caractère anormal de cette dépendance au travail reste un sujet controversé. Mais pour beaucoup de psychiatres, elle peut présenter tous les traits d’une dépendance aux substances psycho-actives (conséquences sur l’humeur, tolérance, difficulté de sevrage, etc.).
Elle est simplement moins visible et coupable qu’une dépendance aux substances interdites car :
Classiquement vécue au départ en médecine comme un facteur d’estime de soi, de capacité et d’adoubement de la profession, elle devient souvent par la suite un facteur de stress et de conflit intérieur, dans tout ce qu’elle oblige de renoncements parallèles.
Bien sûr, on trouve des bourreaux de travail partout et, de fait, dans les autres professions médicales et paramédicales. De façon générale, les effets sont les mêmes partout dans le monde et dans tous les secteurs professionnels. Mais il est un fait que les métiers de la santé restent souvent une vocation où les gardes et la présence longue dans les services ou au cabinet sont considérées comme la norme.
Plusieurs études le prouvent.
Maisonneuve et al (2023) ont pratiqué une enquête au Canada sur ce thème et concluent que le climat éthique dans les organisations de soins de santé est important pour réduire cette dépendance au travail, en particulier parmi les nouveaux membres du personnel, avec des bénéfices probables pour les soins aux patients et une moindre intention de quitter la profession chez les professionnels.
Et c’est loin d’être la seule étude publiée sur le sujet.
L’une des plus importantes reste celle de Schaufeli (2009). À l’aide de l’échelle néerlandaise de dépendance au travail appelée DUWAS, qui est un standard du domaine, ils ont interrogé un échantillon national de 2 115 jeunes médecins internes Hollandais.
Ils ont effectué une analyse groupée, qui a abouti à quatre groupes :
Sans surprise, ceux qui travaillent de manière excessive et compulsive subissent les conséquences les plus négatives en termes de bien-être, d’exigences professionnelles et de ressources professionnelles.
Des résultats identiques ont été retrouvés dans des enquêtes au Brésil et en Égypte, avec des taux de 45 % et 25 % de médecins "bourreaux de travail" et une surexposition générale des jeunes professionnels. Ces médecins bourreaux de travail subissent, sans surprise, le plus grand retentissement sur leur vie privée, leur santé mentale et leur satisfaction globale de vie.
La question de la dépendance à cet excès de travail est aussi posée dans la littérature. Par exemple, une étude française (Pougnet 2018) a étudié la prévalence du bourreau de travail parmi 162 médecins français travaillant dans un hôpital universitaire. L’étude retrouvait une prévalence de 48 %, et concluait que ce chiffre était beaucoup plus élevé parmi les médecins que dans le grand public.
Kwak (2018) rapporte des résultats similaires chez les infirmiers : 46,6 % des 278 infirmières coréennes étudiées souffraient d'une dépendance au travail légère ou élevée, et cette dépendance au travail était associée au stress traumatique et à l'épuisement professionnel.
Toutefois, Griffiths (2023) souligne aussi que la relation entre dépendance au travail, horaires de travail prolongés et qualité des soins aux patients est probablement complexe. Les motivations et les raisons de travailler de longues heures dans le secteur de la santé sont très différentes de celles qui conduisent à une véritable dépendance au travail, qui serait systématiquement vue comme pathologique. D’autres variables, telles que le climat éthique et l’ancienneté, sont susceptibles d’être importantes alors que nous cherchons à mieux comprendre ce domaine.