Sécurité du patient : ambiguïté sur la définition et dilemme pour l'action

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Sécurité du patient : ambiguïté sur la définition et dilemme pour l'action

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La définition de la sécurité du patient est un sujet qui a toujours été polémique, balancée entre technicité et émotion. Mais le pire est encore à venir si rien n’est fait.

Auteur : le Pr René AMALBERTI, Docteur en psychologie des processus cognitifs, ancien conseiller HAS / MAJ : 20/04/2023

Sécurité : des fondamentaux qui ne sont pas spécifiques au domaine des soins

La sécurité est une science établie, qui n’a rien de spécifique quand on l’applique à la médecine.

Elle repose sur :

  • des faits, 
  • des données mesurables, 
  • des fondamentaux, principes et théories communs à toutes les activités humaines professionnelles et plus globalement à ce que l’on appelle la sécurité industrielle.

Ils obéissent aux mêmes logiques :

  • d’analyse de risques et de retours d’expérience sur les erreurs, 
  • de mise en place de barrières de prévention, récupération et atténuation, 
  • de Qualité et Amélioration Continue, 
  • et plus généralement s’expliquent et se justifient par des théories (qui certes évoluent dans le temps, voire requestionnent les acquis comme le font les approches systémiques, l’ingénierie de la résilience, ou les organisations à haute fiabilité-HROs).  

Dès les années 90, la sécurité des soins a fait siens tous ces fondamentaux et théories provenant de la sécurité industrielle, en commençant par des outils comme :

  • les check-lists, 
  • les cartographies de risques, 
  • la qualité continue,
  • et en allant jusqu’à vouloir adapter profondément les organisations de travail aux théories modernes de la sécurité (approches systèmes, HROs, Résilience et autres théories sur la communication, coopération et travail collectif). 

Une spécificité dans le domaine des soins : l'aspect émotionnel

Alors que la démarche scientifique est fondamentalement rationnelle, le côté émotionnel entre en compétition avec la rationalité dans la compréhension intuitive de la sécurité du patient qu’ont les patients eux-mêmes. Avec tout ce que cela peut comporter de jugement subjectif personnel sur le ressenti par les uns et les autres. 

Plusieurs articles récents (Lyndon 2023 ; Barrow 2022) insistent pourtant sur ce côté émotionnel en disant qu’il est trop mis en danger et oublié par les approches rationnelles et systématiques de sécurité. Ces articles se basent sur des entretiens avec les patients (en Angleterre) et soulignent que la sécurité, pour ces patients, est d’abord un "ressenti" avant d’être "une réalité démontrée". 

De ce fait, pour ces auteurs, les progrès de sécurité passent d’abord par construire un monde, une organisation, une prise en charge dans lequel :

  • le ressenti du patient est positif, 
  • la douleur morale prime, 
  • le patient pense et "juge" que le risque est réduit et qu’il/elle fait l’objet du respect qui lui est dû, bref qu’il est en confiance. 

Ce point est considéré comme si important qu’il doit prendre le pas, selon ces auteurs, sur les approches classiques en matière de sécurité des soins.

Un dilemme de définition, de périmètre, et surtout de logique d'action

D’un côté une sécurité "froide", technique, développée dans l’industrie, qui se donne pour moteur de réduire la fréquence et les conséquences objectives des événements indésirables, particulièrement les événements les plus graves. 

  • Il faut admettre que la sécurité des soins n’a jamais fait complétement le saut d’adopter tous ces standards d’une telle démarche scientifique, et encore moins depuis qu’elle a pris le nom de sécurité du patient. 
  • Les importations sont restées ponctuelles sans se donner les conditions qui font le succès dans le secteur où on a emprunté l’outil. Par exemple, importer une check-list de l’aviation ne garantit en aucun cas qu’elle aura le même effet en médecine si l’on a pas aussi importé le contexte, la culture et les contraintes imposées à l’aviation…
  • Plusieurs grandes voix de la sécurité médicale ont fortement critiqué ce mélange de genres qui a énormément nuit aux progrès de la sécurité médicale (voir le remarquable ouvrage de Wears et Sutcliffe, 2019 ou encore Leape, 2021 ou Vincent & Amalberti, 2016).
  • Un autre recommandation récente de la sécurité industrielle est d’abandonner la vision, installée depuis longtemps, qui veut croire que les événements mineurs prédisent les événements majeurs. Les résultats accumulés dans l’industrie amènent au contraire à réviser les théories : la réduction absolue du taux d’accidents du travail se décorrèle de la fréquence (forcément plus rare) des accidents mortels (voir la très bonne synthèse publiée par l’ICSI, 2022, sur ce sujet, et téléchargeable). On en est loin en médecine…

D’un autre côté, la médecine est un monde de souffrance et le regard sur le risque est naturellement plus compassionnel, émotionnel. On ne peut pas nier cette dimension, mais elle échappe totalement à la science de la sécurité, et pour être honnête, interagit plutôt négativement avec la réalité scientifique.

Que faire ?

  • Ignorer l’une des deux approches n’aurait pas de sens, elles sont différentes, mais toutes les deux légitimes, particulièrement en médecine pour l’approche compassionnelle, et ce bien plus que dans l’industrie. 
  • L’émotion des patients, le mélange de genre et le manque de formation des professionnels en matière de la science de la sécurité (avec une faible présence de vrais spécialistes contrairement à l’industrie) font que chacun vogue avec sa propre définition de la sécurité, ses propres attentes, ses propres peurs et logiques, et forcément à la fin avec des incompréhensions mutuelles, des sentiments d’injustice (tant pour les patients qui considèrent ne pas être écoutés dans toute leur douleur morale, leur individualité et leurs peurs, que pour les professionnels qui considèrent avoir fait ce qu’il faut puisque le résultat clinique est bon et ressentent comme de l’injustice d’être critiqués, voire attaqués. Le résultat dans tous les cas est très insuffisant pour tous au regard des attentes.
  • Laisser l’ambiguïté persister au bénéfice des deux approches, celle technique de la sécurité et celle émotionnelle du ressenti et de la confiance n’est pas une solution.
  • Il faudrait sans doute découpler les deux idées, vraiment limiter la sécurité des soins aux méthodes et outils de la sécurité industrielle et vraiment appliquer tout ce savoir.
  • Et d’autre part, respecter mais créer un autre mot que sécurité pour l’écoute compassionnelle et le travail sur le ressenti subjectif du patient, pourquoi pas celui de "l’humanité des soins".
 
Sources
- Barrow E, Lear RA, Morbi A, et al How do hospital inpatients conceptualise patient safety ? A qualitative interview study using constructivist grounded theory BMJ Quality & Safety  Published Online First : 05 October 2022. doi: 10.1136/bmjqs-2022-014695
- Leape L, Making Healthcare Safer :  The Story of the Patient Safety Movement, Springer 2021
- L’essentiel de la prévention des accidents graves, mortels et technologiques majeurs, ICSI, 2022
- Lyndon A, Davis D, Sharma AE, et al (2023) Emotional safety is patient safety BMJ Quality & Safety  Published Online First : 02 February 2023  doi : 10.1136/bmjqs-2022-015573
- Vincent C, Amalberti R, Safer Healthcare : strategies for the real world, Springer, 2016
- Wears R, Sutcliffe K (2019). Still Not Safe : Patient Safety and the Middle-Managing of American Medicine. Oxford University Press

 

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