Signalement des presqu'accidents (near-misses) : des résultats moins évidents et utiles que prévus

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Signalement des presqu'accidents (near-misses) : des résultats moins évidents et utiles que prévus

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Les spécialistes de la sécurité des soins prônent depuis des années l’intérêt de signaler les presqu'accidents, qui ont des causes communes avec les vrais accidents, tout en étant moins traumatisants puisqu’ils n’ont pas d’issue dramatique. Mais ce type de signalement permet-il de faire progresser la sécurité des patients ? Pas si sûr…

Auteur : le Pr René AMALBERTI, Docteur en psychologie des processus cognitifs, ancien conseiller HAS / MAJ : 02/03/2023

Le signalement des presqu'accidents, devenu un crédo dans le monde médical

En quelque sorte, ils permettent le même résultat (l’accès aux causes et leur suppression), pourvu qu’on les analyse en profondeur, comme les vrais accidents.

L’idée n’est pas neuve. Inspirée dans la grande littérature des écrits de William Helmreich (dont la première édition date de 1931), elle établit que pour 300 accidents sans blessure, on ne compte que 29 blessures mineures, et un seul accident avec des blessures majeures. 

Cette idée a été reprise dans le travail, encore plus connu, de Franck Bird publié en 1969. Le travail a été conduit dans une compagnie d'assurance et a porté  sur 1 753 498 accidents déclarés par 297 entreprises de 21 groupes industriels différents, représentant 1 750 000 personnes et 3 000 000 d'heures travaillées. 

Bird reprenait alors dans ses résultats le concept de pyramide de Helmrich en lui donnant de nouveaux chiffres, depuis devenus des "icones" de la sécurité.

Pour 600 incidents mineurs, on ne compte que :

Le plaidoyer pour adopter ces signalements est déjà ancien dans les industries comme la chimie (Van der Shaaf 1992).

C’est encore la même idée qu’on retrouve, sous une forme à peine différente, dans l’attention prioritaire de chacun à rapporter les signaux faibles, telle que développée par Weik et Sutclliffe (2001) dans la théorie sur les organisations de haute fiabilité (HROs).

L’évidence et la conviction internationale étaient si fortes que le monde médical a pris le pas de cette littérature sans trop se poser de question dès les années 2000 (Barach & Small). Ceci d’autant plus que le fait de traiter de façon sereine des événements restés sans conséquences (le propre des near-miss) apparaissait une bonne idée dans un milieu professionnel encore très tendu par les perspectives judiciaires associées à l’erreur médicale.

Un signalement des "near-misses" remis en question

Depuis les années 2010, la "musique" de la littérature internationale a commencé à changer en requestionnant profondément les "évidences" associées au signalement des near-misses1

Le continuum entre accidents mineurs et majeurs n’est pas confirmé et les causes entre ces deux catégories d’événements apparaissent largement différentes, contrairement à ce que disait la littérature.

Des revues de questions commencent à peine à faire un point en médecine sur l’impact réel du signalement des near-misses (Woodier 2023), avec le retard habituel de la médecine en la matière par rapport à l’évolution de la littérature internationale industrielle.

La dernière revue de littérature et méta-analyse de grande ampleur portant sur tous les articles et revues parus sur le thème depuis 2000 (Woodier 2023, opus cité) vient d’être publiée et confirme toutes les inquiétudes maintenant disponibles sur ce concept. 

Elle porte sur 4 745 études dont 19 essentiellement publiées depuis 2010 ont été finalement retenues pour leur qualité méthodologique de revue de littérature et/ou d’analyse scientifique rigoureuse des bénéfices-inconvénients de ce type de signalement (essai randomisé notamment). Tous les secteurs médicaux, primaires, secondaires et tertiaires sont concernés.

Un bilan décevant

La revue confirme le manque de données objectives associées à l’utilisation de ce type de signalement en médecine pour faire progresser la sécurité du patient.

Le bénéfice pour l’amélioration de la sécurité du patient n’est pas confirmé

Les articles parlent beaucoup de méthodes d’analyse et d’actions à développer dans les suites des déclarations, mais parlent peu ou pas d’évaluation d’impact sur la clinique des patients et la sécurité des soins. Le seul impact positif décrit de façon répétée concerne l’amélioration de la culture de sécurité de l’équipe (Tanz, 2018), mais ce n'est qu’un résultat intermédiaire, lui-même questionné par une autre littérature interrogeant le lien entre culture de sécurité et sécurité du patient.

Parmi les autres points négatifs mentionnés dans ces méta-analyses :

La considérable variation des définitions retenues pour le near-miss rend le concept à géométrie totalement variable, en jouant sur l’idée de précurseur direct ou au contraire lointain du problème que l’on pense devoir éviter.

Par exemple, si l’on considère le risque d’erreur de patient au bloc, on pourrait imaginer déclarer des near-misses aussi différents que les trois exemples suivants :

  • "Une erreur patient détectée uniquement à son arrivée au bloc" ;
  • "Ne pas avoir posé le bracelet d’identification correctement à un patient à son entrée à l’hôpital (et s’en être aperçu sans conséquences)" ;
  • "Avoir oublié de demander son identité au patient avant de partir sur le brancard au bloc sans aucun autre incident final".

On comprend que selon le grain adopté et la consigne donnée, on passe de quelques near-misses à des milliers au quotidien… pour le même risque final.

 

10 articles sur les 19 préconisent - pour contourner ce problème de définition - de se limiter à une vision particulière des near-misses limitée aux incidents ayant quand même touché le patient mais sans conséquences sévères. C’est un choix plus facile à comprendre, mais bien plus limité et souvent déjà inclus de fait dans la déclaration des événements indésirables et faisant dans ce cas doublon.

Ce flou de définitions encourage une déclaration "orientée" où chacun déclare plutôt ce qu’il veut selon ses propres visions des éléments qui "nourrissent une cause", une priorité sur laquelle on voudrait que l’autre (la direction, le management) agisse.

On note aussi de façon récurrente la pauvreté - voire la naïveté - des stratégies des établissements médicaux qui se limitent souvent à créer un indicateur de comptage des near-misses pour en faire un objectif de réduction, ce qui est largement contradictoire avec l’idée d’encourager le signalement de ces événements sans conséquences. Les systèmes humains mis en place en santé sont souvent débordés par le temps d’analyse et l’hétérogénéité du matériel recueilli, aboutissant souvent à se limiter à cocher l’existence du dispositif, au mieux à produire des arguments pour modifier ce que l’on voulait déjà modifier avant le signalement.

Le calcul du gain (de sécurité) reste de toute façon complexe et hypothétique puisque les événements ne sont pas arrivés réellement. Certains se lancent dans cette logique avec des approches complexes inférentielles, sans complétement convaincre d’un point de vue scientifique (Tanz, 2018, Lozito, 2018).

Au bilan, la méta-analyse est sévère. Elle rejoint le cortège d’analyses allant dans ce sens dans l’industrie.

Pour le dire autrement, la méta-analyse :

  • ne peut pas conclure à l’efficacité pour la sécurité de ces pratiques ;
  • constate que les objections théoriques formulées sur la critique des causes communes entre événement mineur et accident grave (la pyramide de Bird) sont fondées ;
  • reste quand même prudente sur l’inefficacité totale de l’idée. Il reste tout à fait possible, et c’est un mouvement en cours dans toute l’industrie, qu’il puisse exister un bénéfice réel à signaler certains précurseurs des accidents graves. Mais la démarche, dans ce cas, demande bien plus de réflexion et de guidage que les systèmes mis en place qui cochent des cases sans recul, sans parler d’une évaluation plus rigoureuse. 

 

Pour aller plus loin

Amalberti R., Benhamou D., Auroy Y. Degos L. (2011). Adverse events in medicine : easy to count, complicated to understand, complex to prevent. J. Biomedical informatics, 2011, 44 (2011) 390–394.
Barach P. & Small S.D. (2000). Reporting and preventing medical mishaps : lessons from non-medical near- miss reporting systems. Bmj, 320(7237), 759-763.
Heinrich H. W. (1941). Industrial accident prevention. A scientific approach. Industrial accident prevention. A scientific approach (Second edition).
Lozito M, Whiteman K, Swanson-Biearman B, et al. Good catch campaign : improving the perioperative culture of safety. AORN J. 2018 ; 107 : 705-714.
Tanz M. Improving safety knowledge, skills, and attitudes with a good catch program and student-designed simulation. J Nurs Educ. 2018 ; 57 : 379-384.
Van der Schaaf TW. Near-miss reporting in the chemical process industry. Eindhoven : technische tniversiteit eindhoven.1992.
Weick K.E. & Sutcliffe K.M. (2001). Managing the unexpected (Vol. 9). San Francisco : Jossey-Bass.
Woodier N., Burnett C., & Moppett I. (2023). The value of learning from near-misses to improve patient safety : a scoping review. Journal of patient safety, 19 (1), 42-47.

 

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