Décès après une double colectomie pour cancer, une expertise pédagogique

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Décès après une double colectomie pour cancer, une expertise pédagogique

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Début septembre 2016, un homme de 85 ans, consulte son médecin traitant pour des "rectorragies". Un diagnostic de cancer du côlon est rapidement établi et une double colectomie réalisée. Les suites opératoires sont défavorables et le patient décède fin décembre.

Auteur : le Dr Christian SICOT / MAJ : 27/11/2020

Cas clinique

Ce patient dont l’IMC est à 29 (87 kg pour 1,73 m), est porteur, depuis 2009, d’une bioprothèse valvulaire aortique.

Le 23 septembre, la coloscopie, réalisée en clinique met en évidence :

  • un volumineux polype sessile du côlon droit à la jonction avec le caecum, de 3 cm, dont la biopsie conclue à "adénocarcinome intra muqueux, au minimum" - angle droit, transverse et angle gauche normaux - ;
  • deux polypes dans le côlon gauche de 4 et 3 mm respectivement qui se révèlent être des adénomes tubulés en dysplasie de bas grade ;
  • une tumeur de 3,5 cm de diamètre située à 20 cm de la marge anale, à pédicule très court et large, qui s'avère être un adénocarcinome lieberkuhnien bien différencié ;
  •  une diverticulose sigmoïdienne non compliquée ;
  • un rectum normal.

Le bilan d'extension (scanner thoracique et scanner abdominal) est normal, en dehors de la tumeur du sigmoïde et d'un "anévrisme de l'aorte ascendante de près de 55 mm très probablement lié à un rétrécissement de la valve aortique".

L'ACE est normal (1,5 ng/ml).

Le 18 novembre, le patient est adressé par le gastro-entérologue à un chirurgien de la clinique.

Dans sa réponse, ce dernier indique "avoir expliqué au patient sa pathologie et le traitement qu'il faudrait réaliser : en théorie, une colectomie totale,…mais en pratique, compte tenu de son âge et d'un résultat fonctionnel qui pourrait être moyen, une colectomie droite associée à une colectomie sigmoïdienne, avec un risque plus important pour la seconde de fistule anastomotique mais un meilleur résultat fonctionnel...je vais rediscuter de tout cela en RCP...intervention programmée pour le 2 décembre".

Un schéma est présenté au patient par le chirurgien pour lui expliquer l'intervention.

Le 21 novembre, la Réunion de Concertation Pluridisciplinaire (RCP) conclue : "Compte tenu de l'âge, des antécédents de prothèse valvulo-aortique, la question se pose de conserver le côlon transverse gauche, une partie du côlon descendant afin de garder un résultat fonctionnel satisfaisant, versus une colectomie totale avec anastomose iléo-rectale qui va donner probablement de la diarrhée et un risque de déshydratation".

Le 22 novembre, le patient signe un consentement éclairé en faveur de la première intervention, la plus conservatrice.

Le 1er décembre, il entre à la clinique pour y être opéré le lendemain. Préparation colique deux litres de PEG + un Normacol à 21 heures.

Le 2 décembre, "réalisation d'une colectomie droite et colectomie gauche par voie coelioscopique avec anastomose iléocolique transverse droite latéro-latérale mécanique terminalisée et anastomose colorectale haute termino-terminale mécanique à la pince CDH de diamètre 29 mm". Aucun problème technique n’est décrit.

Antibioprophylaxie : AUGMENTIN 2 g à 11 h 20 (induction), 2 g à 15 h 15. Prescription post-opératoire de Lovenox.

Anatomo-pathologie : "adénocarcinomes lieberkuhniens bien différenciés intra-muqueux du côlon droit et du côlon gauche sans embols vasculaires, ni métastases ganglionnaires, dont les limites d'exérèse sont saines".

Le 3 décembre (J1), le patient est "encombré".

Le 5 décembre (J3), le dossier infirmier indique : "Patient parfois désorienté, vomissements, abdomen ballonné, marbrures des jambes et du ventre, température 36-37°c et hypoxie à 92 %. Pose d’une sonde gastrique qui ramène 4 750 ml d’un liquide marron foncé".

Biologie : CRP 210 mg/l ; GB 17 800/mm3.

Avis du chirurgien : "Iléus post-opératoire ne permettant pas l'ablation de la sonde nasogastrique et apparition d'un syndrome inflammatoire biologique ; apyrétique ; va bien".

Le 6 décembre (J4), persistance des signes d'occlusion, ainsi que des marbrures et du syndrome inflammatoire.

Le 7 décembre (J5), avis de l’anesthésiste : "GB en baisse mais augmentation de la CRP à 385 mg/l, sans fièvre, ni point d’appel franc. Reprise du transit sous forme de diarrhée. Absence de vomissement. Insuffisance rénale fonctionnelle sur fond probable chronique. CAT : remplissage, surveillance +++".

Le 8 décembre (J6), le scanner abdomino-pelvien indique : "Distension considérable de l'estomac, discret iléus de l'intestin grêle, liquide péritonéal entre les anses grêles". La sonde gastrique donne du liquide fécaloïde.

Le chirurgien est informé des résultats du scanner.

Lors de l’expertise, il explique "qu’il n'était pas à la Clinique à partir de ce moment, étant en vacances. Il avait transmis à ses confrères les informations concernant le patient".

Le 9 décembre (J7), écoulement "sanglant malodorant" à l'extrémité droite de l'incision transverse, 50 à 100 ml ne se reproduisant pas après pression pariétale de part et d’autre de l’incision.

Le 10 décembre (J8), le dossier infirmier indique : "Sonde nasogastrique 2800 ml, urines claires 900 ml, apyrétique, se dit peu algique". Créatinémie 19,6 mg/l.

Le 12 décembre (J10), l'avis de l’anesthésiste indique : "ventre souple, mais absence de transit, aspiration productive, bonne diurèse".

La famille demande pourquoi on ne réopère pas le patient pour "occlusion".

Le 13 décembre (J11), CRP à189 mg/l, créatinémie normalisée.

Le 14 décembre (J12), aggravation clinique avec défaillance respiratoire et "écoulement sale par la laparotomie transverse".

Le 15 décembre (J13), réintervention : "Collection localisée dans le flanc droit jusqu'en sous hépatique et  fistule anastomotique sur la suture iléocolique. Réalisation d’une iléo-colectomie suivie d' une iléo-colostomie en canon de fusil".

Malgré cette réintervention, l'évolution est défavorable.

Le 20 décembre (J 18), décès du patient.

Saisine de la Commission de Conciliation et d'Indemnisation (CCI) par le fils du patient pour obtenir réparation du préjudice qu'il avait subi (décembre 2016)

Le fils du patient demande pourquoi il n'avait pas été fait une chirurgie en deux temps, avec une colostomie.

Il déclare que le chirurgien n'avait pas prévenu son père, de son départ le 7 décembre, sinon il ne se serait pas fait opérer.

Il considérait que la famille n'avait pas eu d'information sur les suites opératoires, que son père était désespéré, et se rendait bien compte que "ça partait mal", que l'issue fatale était prévisible, avec des escarres, de la souffrance, que son père était "parti en détresse".

L'Unité de Soins Continus avait fermé aussitôt son décès survenu, qu'aurait-on fait de son père après le 20 décembre ?

Expertise

D'après l'avis des experts, l’un praticien hospitalier réanimateur- infectiologue, l’autre chirurgien viscéral exerçant en libéral

"(...) Le patient est décédé après avoir été opéré d'un double cancer du côlon par colectomie droite et résection colique gauche associées, suivies d’une double anastomose (iléo-transverse et colo-rectale), dans un contexte permanent d'occlusion avec syndrome inflammatoire et secondairement, fistule colique.

Cette complication, après plusieurs jours d'évolution, a entraîné une détresse respiratoire et un état de choc.

L'intervention du 15 décembre, dans ce contexte, n'a pas permis de contrôler le sepsis et les défaillances d'organes.

Les suites opératoires sont franchement anormales dès le 5 décembre (J3).

Elles s'aggraveront du 5 au 10 décembre sans interruption.

Une très légère amélioration transitoire se fera à partir de l'évacuation d’un liquide sanglant infecté, avant une nouvelle aggravation le 14 décembre.

L'intervention du 15 décembre ne permettra pas d'éviter le décès le 20 décembre.

Le mécanisme du décès est la survenue d'un abcès péri-anastomotique sur fistule de l'anastomose iléocolique droite.

Les premiers signes de sepsis apparaissent le 5 décembre et ne disparaîtront pas jusqu’à la réintervention le 15 décembre.

L'évacuation de l'abcès péri-anastomotique, le 9 décembre, améliorera quelque peu la situation ; comme c'est toujours le cas, au moins temporairement, quand un abcès ou une fistule s'extériorise par la cicatrice ou par un drain (il n'y avait pas de drain dans le cas du patient à proximité de l'anastomose iléocolique droite).

La prise en charge entre le 5 décembre (début des signes franchement anormaux) et le 15 décembre (date de réintervention) n'est pas conforme aux règles.

En effet, quels qu'aient été l’âge et les antécédents du patient, tous connus avant l'intervention, à partir du moment où il était décidé de l'opérer, il fallait analyser les suites opératoires objectivement, en faisant abstraction de l'âge et des antécédents, afin d'éviter souffrance et complications inutiles.

Le taux de fistule avait été estimé, à juste titre à 10 % par le chirurgien. Il fallait en permanence le garder à l'esprit, organiser les discussions entre praticiens et avec la famille autour de cette hypothèse, qui devait être constamment évoquée.

Alors que le patient était en USC (Unité de Soins Continus), il semble que la coopération tant diagnostique que thérapeutique n'ait pas été optimale entre les anesthésistes et les chirurgiens.

A aucun moment n'apparaissent des mises au point sur l'évolution clinique, biologique et radiologique, en mettant en perspective, en raison des multiples intervenants, l'ensemble de ces signes dans cette évolution "anormale" par la durée des symptômes et du risque connu de fistule.

En post opératoire, la dégradation de l'état général devait être considérée de principe comme étant consécutive à une complication intra abdominale, de type chirurgical.

Contrairement à ce dogme, il apparaît que l'équipe a recherché la cause des problèmes ailleurs, dans un iléus intestinal (faisant fi des signes inflammatoires persistants, les marbrures en particulier, faussement rapportées à un "troisième secteur" ainsi que d'une dilatation modérée du grêle alors que l'estomac était extrêmement dilaté malgré l'aspiration gastrique), puis dans la sphère broncho-pulmonaire, sans réel point d'appel dans celle-ci, les signes respiratoires ne venant que compliquer le problème sous diaphragmatique. Aucun scanner thoracique ou angioscanner n'a d'ailleurs été demandé.

Par ailleurs, les intervenants ont fait référence dans l'évaluation de la situation à des "améliorations" biologiques, dès que la CRP diminuait ou inversement les leucocytes.

En postopératoire, il est constaté sur les 4 valeurs (leucocytes, CRP, créatinémie, urée sanguine), l'installation et la persistance d'un syndrome inflammatoire biologique (avec des variations) ainsi que l'aggravation d'une insuffisance rénale.

A partir du 13 décembre, la fonction rénale s'améliore nettement.

Avant la décision de réintervention le 15 décembre, les valeurs biologiques du matin montraient une hyperleucocytose franche, mais une CRP qui a diminué franchement, une fonction rénale qui s'améliore nettement.

Et pourtant la décision opératoire a été prise....

Ces variations montrent les difficultés d'interprétation des valeurs biologiques un jour donné dans un tel contexte.

Dans ces situations difficiles, la procalcitonine, toujours avec une évaluation clinique évolutive précise, aurait pu apporter un élément supplémentaire en faveur d'un sepsis.

Un iléus fonctionnel, effectivement assez fréquent après ce type de chirurgie, ne donne qu'exceptionnellement de tels signes cliniques (marbrures allant et venant, malgré un remplissage correct ; CRP supérieure à 300).

L'évacuation de liquide nauséabond dès le 9 décembre par la cicatrice transverse, à son extrémité droite, vient renforcer encore le diagnostic d'abcès et/ou fistule sous-jacente, constituant un "abcès de paroi-symptôme" qui, en chirurgie colique, signe en règle la fistule digestive.

Il faudra en pratique attendre le 15 décembre, une oligurie notée dès 12 h 51, une désaturation à 19 h 31, une tachycardie à 130-140 vers 20 heures pour que la décision de réintervention soit prise pour le lendemain, l'intervention objectivant une fistule iléocolique transverse.

L'aggravation post opératoire se poursuivra malheureusement jusqu'au décès le 20 décembre.

En résumé

Il y a dans ce dossier 11 parties mises en cause par la famille du patient, et la réunion s'est donc tenue en présence de 12 parties et de 26 personnes. Chacun a pu s'exprimer s'il le souhaitait.

Comme l'a dit l'avocate des chirurgiens en réunion, "une ligne et une seule a été adoptée depuis le début, sans changement par la suite".

Et c'est bien ici le problème : l'absence de toute réévaluation tracée dans le dossier entre le 5 décembre et le 15 décembre.

Pas une seule note écrite dans le dossier ne fait état d'une discussion entre anesthésistes et chirurgiens, d'une réévaluation de l'état clinique au fil du temps et de discussions autour d'une recherche étiologique de l'évolution préoccupante.

Aucun des praticiens mis en cause par la famille du patient, n'a dérogé à cette critique de l'absence de traçabilité dans le dossier. Cependant certains médecins n'ont pas contribué directement aux décisions.

Les experts ont fondé leur analyse sur les traces écrites, objectives, présentes au dossier.

Ces notations ont été presque exclusivement établies par les infirmières qui prenaient le soin, chaque fois que nécessaire, d'informer les médecins, anesthésistes et chirurgiens, des événements préoccupants.

En conclusion

Le décès du patient est en rapport avec une fistulisation de l'anastomose iléo-colique, opérée trop tardivement.

Il faut souligner une absence totale de notations écrites dans le dossier, pouvant attester d'une discussion anesthésistes-chirurgiens au fil du temps pour la recherche étiologique des causes d'aggravation clinique du patient.

Le décès est dû :

  • pour 50 % à la survenue d'une fistule (complication non fautive) 
  • et pour 50 % à sa prise en charge non conforme aux règles de l'art.

Compte tenu des multiples intervenants, il est suggéré la répartition suivante, au sein de cette perte de chance de 50 % :

  • 30 % pour le chirurgien opérateur,
  • 30 % pour le chirurgien ayant effectué la réintervention,
  • et 40 % à répartir, à part égale, entre les 4 anesthésistes ayant assuré la majeure partie de la prise en charge des suites opératoires.(…)"

Avis de la CCI (mars 2018)

La CCI retenait les conclusions des experts et confirmait le pourcentage de perte de chance qu’ils avaient proposé ainsi que sa répartition.