Décalage entre performance croissante du système médical et le ressenti douloureux des soignants, patients et institutions

Tout sur la gestion des risques en santé
                et la sécurité du patient

Décalage entre performance croissante du système médical et le ressenti douloureux des soignants, patients et institutions

  • Réduire le texte de la page
  • Agrandir le texte de la page
  • Facebook
  • Twitter
  • Messages0
  • Imprimer la page
  • Une femme soignante déprimée est assise au sol | La Prévention Médicale

Nous vivons une époque étrange, où la complexité nous expose à des résultats difficiles à analyser, surtout si l’on reste avec les outils que l’on a développés pour l’époque d’avant, où tout était plus simple. Le lien entre comportement des acteurs du système, souffrances multiples, et résultat lisible sur le patient, y compris en matière de sécurité, devient beaucoup plus complexe qu’il ne l’était.

Auteur : le Pr René AMALBERTI, Docteur en psychologie des processus cognitifs, ancien conseiller HAS / MAJ : 15/06/2022

Tout va mieux objectivement pour le risque médical

On constate de considérables gains de survie globale pour pratiquement toutes les maladies cardiaques, pulmonaires, cancers, etc, taux de complications, taux d’évènements indésirables graves mortels, mortalité post chirurgicale, etc.

Bilan de la mortalité intra-hospitalière comparée sur les 17 années 1997-2013 en Angleterre et Ecosse (Aragon, 2018)

L’étude porte sur 190 millions d’admissions, avec des données corrigées pour l’âge, le sexe, la pathologie, les comorbidités, etc.

La mortalité - toutes données corrigées - a décru constamment et fortement pour toutes les admissions, qu’elles soient programmées ou en urgence. La durée de vie des patients a également fortement augmenté dans cet intervalle de temps.

La tendance est bien plus importante en Angleterre qu’en Ecosse et les auteurs ont essayé de comprendre ce qui pourrait expliquer ces différences : ils suggèrent qu’une partie de la réponse pourrait relever d’un simple artefact de calcul en lien avec les stratégies globales des deux pays (plus d’admissions de patients moins lourds en Angleterre du fait de la réforme de financement des hôpitaux adoptée dans ces années-là, et/ou plus de décharges de patients en phase terminale… ce qui modifie  à chaque fois les ratios).

Mais une autre partie de la réponse pourrait être aussi la réduction de la durée moyenne de séjour, vraie pour tous, mais encore plus forte en Angleterre, et qu’on sait par d’autres études liée à la réduction de mortalité intra hospitalière (essentiellement par la réduction du risque infectieux).

Evolution dans le temps (1990-2017) de la mortalité associée aux effets indésirables des traitements médicaux

Cet article porte sur une méta-analyse avec revue de littérature. Il est intéressant car il montre un découplage important entre une forte tendance à la hausse des évènements indésirables médicamenteux EIM (309/100 000 patients en 1997, 439/100 000 en 2017 – données mondiales), soit plus 42 %, et c’est encore plus fort chez les hommes.

Cette tendance projetée sur 2030 pourrait amener à des chiffres de 510 EIM/100 000 patients.

Mais inversement, la mortalité associée aux EIM n’a cessé de baisser (- 0,90 % sur la période), même si elle reste toujours bimodale avec un pic chez les enfants de moins d’un an et un autre chez les patients âgés de plus de 65 ans.

La mortalité pourrait encore baisser selon les projections de 1,55/100 000 patients en 2020 à 1,2/100 000 en 2040, avec même une accélération des gains à cet horizon.

Evolution de la nature, sévérité et fréquences des évènements indésirables (EI) dans le temps

Dans cette méta-analyse, 70 études sont incluses, publiées entre 2000 et 2019, représentant 337 025 patients (Panagiotti, 2019).

La moyenne globale de prévalence des événements indésirables est de 6 % (5-7), soit un patient sur 20 environ, dont 12 % sont sévères potentiellement mortels (9-15).

Rappelons que toutes les premières enquêtes nationales sur les taux d’EI réalisées dans les années 1098-2005 dans la plupart des pays occidentaux mettaient en évidence un taux double de celui constaté dans cette analyse (1 patient sur 10 victime d’EI).

Par contre, sur la nature des EI, rien ne change vraiment. Les EI médicamenteux restent les plus fréquents (25 %) suivis des EI liés à d’autres formes de traitements (24 %). Les spécialités à risques concentrent une fréquence supérieure d’EI (Réanimation et chirurgie). 

Taux de complications

Une étude Australienne (OU, 2014) sur l’évolution du taux et de la sévérité des complications (2002-2009) montre que le taux de complications et la mortalité à 30 jours restent en plateau entre 2002 et 2009, mais avec une différence importante entre hôpitaux, ceux pratiquant mieux la détection des complications (failure to rescue) obtenant une baisse significative de la mortalité.

Evolution du risque de mortalité chirurgicale aux Etats-Unis

Une autre étude longitudinale 2005-2014 recoupe l’étude précédente et développe l’évolution du risque de mortalité chirurgicale aux Etats-Unis (Fry, 2020).

La mortalité chirurgicale a baissé de 37 % sur cette période dans le top 20 % des hôpitaux américains non pas par le fait de moins de complications, mais par le fait qu’ils ont mis en place une remarquable capacité de détection et de suivi des complications par rapport au top 20 des moins bons hôpitaux (en matière de mortalité). 

Evolution du nombre d'infections nosocomiales

Le nombre d’infections nosocomiales a chuté considérablement entre 2014 et 2017, de même pour les ré-hospitalisations à 30 jours.

La mortalité pour les principales affections cardiaques, infarctus, affections pulmonaires, AVC, cancers a chuté considérablement et continuellement aux Etats-Unis et en Europe entre 1990 et 2020 atteignant des gains de 25 % (Ramirez, 2019). 

Evolution de la durée de vie

Si l’on adopte une perspective encore plus macro (Ramirez, 2019), la durée de vie n’a cessé de croitre avec des gains énormes de l’ordre de + 22 % aux Etats-Unis entre 1990 et 2013, et plus encore en Europe (+ 25-26 %), même si ces trois dernières années avec le Covid ont conduit à un tassement des gains et même à une petite baisse de la durée de vie (- 1 %), qui ne s’annonce que temporaire selon tous les spécialistes. Les populations de citoyens croissent mais au bénéfice des classes les plus âgées qui survivent beaucoup plus longtemps alors même que taux de natalité ne cesse de baisser (INSEE).

C’est donc logiquement un coût de la santé qui explose au point d’imposer des arbitrages constants aux gouvernements, victimes du nombre additionnel de patients âgés et fragiles à prendre en compte, tous consommateurs et bénéficiaires d’une médecine très technique et de plus en plus coûteuse. 

Taux de plaintes de patients et sinistralité assurantielle des médecins

Plus près de nous, les taux de plaintes de patients et de sinistralité assurantielle des médecins sont aussi dans une tendance baissière continue (voir par exemple les Rapports MACSF 2020 et 2021) mais avec une autre tendance à un taux de condamnation et des indemnités plus élevés.

En conclusion, le risque en santé baisse considérablement, au bénéfice des patients. Plus de survie, de meilleures prises en charge, moins de mortalité évitable, des résultats spectaculaires. Et même si la richesse du pays compte pour beaucoup dans les bénéfices de santé (hygiène, qualité de vie, métiers moins agressifs), les gains sont mondiaux et pas vraiment limités à ces seuls pays riches. Dans beaucoup de pays, on a presque autant progressé dans les 20 dernières années que dans les 100 précédentes…

Et pourtant, la souffrance et le sentiment d’insatisfaction des usagers, et encore plus des professionnels, n’ont jamais été aussi grands

Le problème a vraiment commencé à partir des années 2010-2015. Il est clairement antérieur à la crise du Covid.

L’amélioration objective de la santé contraste massivement avec un sentiment d’insatisfaction croissant de la population des usagers, et encore plus des professionnels, comme si le bénéfice des extraordinaires gains de santé (survie massive) était gâché par l’impréparation du système de santé à accompagner la qualité de vie des patients (et des soignants) au même niveau. 

Le malaise est décrit sous trois angles complémentaires :

  • pression et manque d’effectifs,
  • burnout et démotivation du personnel,
  • effets délétères sur la qualité des soins. 

Le manque d’effectifs

On parle de - 10 à - 20 % dans beaucoup de secteurs, - 30 à - 40 % dans les zones isolées (Oliver 2019 ; Drenan, 2019).

C’ est le reflet le plus palpable de l’effet ciseau produit par la rapide augmentation de la demande (patients plus nombreux, plus âgés, plus fragiles, plus de prévention et plus d’ambition du système dans la technique des soins aussi) et en regard, la très lente adaptation du système de santé, de ses effectifs, avec une sociologie qui accroît le creusement des différences territoriales entre zones urbaines et zones isolées, sans parler de la difficulté de mise en route des réformes institutionnelles indispensables pour gérer une telle nouvelle demande accrue, avec un tel surcoût technologique.

Le contexte budgétaire contraint est d’ailleurs l’autre problème récurrent.

La fraction de PIB réservée à la santé est déjà souvent à son maximum soutenable, or elle est presque totalement consommée à la fois par le surcoût de la médecine technique et par une série d’habitudes et facilités acquises par une pratique qui était bien moins contrainte au début du millénaire et qui n’ont pas été remises en cause.

Il faut travailler à quasi-budget constant, retrouver des marges financières pour adapter, mais ces marges n’existent plus, et les premières victimes de cette adaptation manquée sont les emplois.

Les burnout et la démotivation du personnel

Des personnels épuisés dans cette transformation trop lente (Figueroa, 2019, Goldsby et Goldsby 2020). Les burnout et démotivation se multiplient. Les déserts médicaux augmentent. 

Des effets délétères sur la qualité des soins

La traduction en matière de qualité soins est palpable.

Aux Etats-Unis, les enquêtes récentes montrent que moins de 18 % des patients reçoivent tous les soins qu’on leur a prescrits.  

On a introduit aussi depuis 5 ans une forte littérature sur des concepts qui n’existaient que peu avant : le rationnement de soins et les soins mal faits ou non faits.

Un projet Européen vient de se terminer sur ce sujet (Schubert, projet Rancare, 2021).

Les crises successives, le Covid et maintenant le conflit en Ukraine, augmentent encore les effets de cisaillement décrits précédemment.

Que retenir de ce découplage ?

Le macro se dissocie du micro. 

La complexité est réelle. Les causes habituelles ne produisent plus les effets habituels tels qu’on les a mesurés dans le passé. 

Les résultats objectifs sont sur une dynamique longue, probablement avec une inertie quasi décennale voire multi-décennale, alors que la souffrance (du système, des acteurs) est sur une dynamique courte (avec une inertie de mois ou de quelques années). Le découplage entre les deux effets est spectaculaire. 

Avec ces deux dynamiques, on peut imaginer que le découplage va rester vrai encore au moins quelques années. 
On en est au point où il est difficile scientifiquement de faire un pronostic de lien formel entre les deux prismes, particulièrement en matière d’évolution de la sécurité du patient. 

Certes, on peut imaginer que la souffrance persistante du système et des acteurs va finir par se traduire au niveau macro, mais on peut aussi penser que l’évolution sous pression de la prise en compte incontournable de cette souffrance va transformer celle-ci en un problème chronique donnant lieu à des patches et des améliorations temporaires sans la supprimer, mais sans vraiment modifier le découplage sur les questions de sécurité.

Attention aussi au risque de créer un monde artificiel d’indicateurs de la sécurité qui ne représenteraient pas le résultat final, mais juste une traduction opportune du malaise social.

Par exemple, l’indicateur sur les erreurs médicamenteuses cités plus haut, dont le taux augmente mais la mortalité diminue, ou celui sur les soins non terminés ou oubliés qui nourrit beaucoup d’articles sur le lien entre sous-effectifs et dégradation de la sécurité du patient restent notablement décalés des macro-résultats objectifs qui montrent une sécurité et une santé qui s’améliorent. 

A suivre…

Pour aller plus loin
Aragón M. J. & Chalkley M. (2018). How do time trends in inhospital mortality compare ? A retrospective study of England and Scotland over 17 years using administrative data. BMJ open, 8(2),e017195 
Nauman J., Soteriades E. S., Hashim M. J., Govender R., Al Darmaki R. S., Al Falasi R. J., ... & Khan, M. A. (2020). Global incidence and mortality trends due to adverse