Un homme de 62 ans, ingénieur, souffre de lombalgies déclenchées par des travaux domestiques suite à un effort de soulèvement de charges lourdes. Deux mois plus tard, le patient met fin à ses jours...
Saisine de la CCI par la compagne du patient (novembre 2016) pour obtenir réparation des préjudices subis
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Expertise (mai 2017)
Pour les experts, l'un spécialisé en médecine légale et psychiatrie et l'autre, praticien hospitalier urgentiste : « (...) Le décès du patient par suicide était dû à la non prise en compte et à l'absence de considération de la manipulation de l'idée de mort et de l'expression de velléités suicidaires qu'il aurait verbalisées, d'abord auprès de sa compagne, puis auprès des médecins du service des urgences du CHU.
De surcroit développant une décompensation dépressive très certainement sévère eu égard à l'issue fatale qui l'a caractérisée, le patient recevait un traitement psychotrope prescrit à posologie insuffisante. Sa prise en charge aurait nécessité le recours à une consultation psychiatrique, éventuellement d'urgence, voire à une hospitalisation en milieu psychiatrique (...)".
Les experts estimaient qu': " (...) Il existait un non-respect des règles de l'art au niveau du service des urgences du CHU, qui aurait dû faire appel à un avis spécialisé psychiatrique devant la détresse psychologique exprimée par le patient et consignée dans le dossier.
De même, la prise en charge assurée par le médecin généraliste traitant jusqu'au décès du patient, n'a pas respecté les règles de l'art, l'état dépressif très certainement sévère et intense développé par le patient qui a fini par se suicider, n'a pas été évalué à sa juste gravité en l'absence d'avis psychiatrique, y compris urgent, qui aurait été nécessaire (...).
En conclusion, les experts évaluaient à 30 %, la perte de chance d'éviter le suicide du patient, due à ces manquements.
Avis de la CCI (juin 2017)
Considérant qu'il résultait du rapport d'expertise et des débats de la Commission : "(...)
- que le patient s'est enlisé dans le développement d'une position dépressive, probablement sévère, qui n'a pas été prise en charge correctement ;
- qu'un manque de considération de la manipulation de l'idée de mort et de l'expression de velléités suicidaires a été constitutif d'un manquement;
- que le traitement prescrit par le médecin traitant était insuffisant ;
- qu'il aurait fallu faire appel à un avis spécialisé psychiatrique, et ce dans l'urgence face à l'état dépressif très sévère et intense développé par le patient ;
- que l'issue fatale du patient est directement liée à sa mauvaise prise en charge par son médecin traitant et par le CHU, la perte de chance d'y échapper étant estimée à 30% (...)"
En conséquence, la CCI décidait que la réparation des dommages incombait au médecin traitant et au CHU, à hauteur de 50% chacun et qu'il appartenait à leurs assureurs respectifs d'adresser une offre d'indemnisation à la compagne du patient dans un délai de 4 mois suivant la réception du présent avis.
1) Les patients douloureux chroniques sont des patients à risque de dépression, qui peuvent présenter des événements dépressifs caractérisés avec idées suicidaires : " (...) La dépression est retrouvée chez 17 à 22 % des patients douloureux chroniques en population générale. Elle concerne 31,5 % des patients en structure douleur chronique (...)" (1); " (...) La présence d'une douleur psychologique insupportable est un thème fréquemment retrouvé dans les notes de suicide. Selon de nombreux auteurs, la douleur est considérée comme centrale dans le passage à l'acte suicidaire (...)" (2).
Selon la Conférence de la HAS datant de 2000 (3), en cas d’allusions directes ou indirectes à un vécu problématique.,.: "(...) il ne faut pas hésiter à questionner le patient sur ses idées de suicide. Cette attitude, loin de renforcer le risque suicidaire, ne peut que favoriser l’expression des troubles (...)".
Pour apprécier la dangerosité et l'urgence de la situation, la Conférence de la HAS juge souhaitable d'explorer 6 éléments (3) : "(...)
1. Le niveau de souffrance : désarroi ou désespoir, repli sur soi, isolement relationnel, sentiment de dévalorisation ou d’impuissance, sentiment de culpabilité.
2. Le degré d’intentionnalité : idées envahissantes, rumination, recherche ou non d’aide, attitude par rapport à des propositions de soins, dispositions envisagées ou prises en vue d’un passage à l’acte (plan, scénario).
3. Les éléments d’impulsivité : tension psychique, instabilité comportementale, prise d'alcool ou de drogues, agitation motrice, état de panique, antécédents de passage à l’acte, de fugue ou d’actes violents.
4. Un éventuel élément précipitant : conflit, échec, rupture, perte, …
5. La présence de moyens létaux à disposition : armes, médicaments, etc…
6. La qualité du soutien de l’entourage proche : capacité de soutien ou inversement, renforcement du risque dans le cas de familles « à transaction suicidaire ou mortifère (...)".
En fonction des réponses, la Conférence de la HAS distingue 3 types d'urgence : faible, moyenne, élevée (3).
Mais, il faudra également tenir compte de l'élément de dangerosité lié à l'accumulation de facteurs de risque, notamment l'âge (> 75 ans).
La HAS conclut qu': "(...) Un tel bilan exhaustif n’est pas toujours possible mais il est souhaitable dans une évaluation psychiatrique. Le médecin généraliste confronté à la diversité des situations aura à évaluer au moins la crise et son degré d’urgence (...)"
2) Les informations manquent dans le rapport d'expertise pour préciser ce qui s'est, réellement, passé lors du séjour du patient aux urgences du CHU. A priori, d'après l'observation de l'interne en rhumatologie, le patient ne devait être autorisé à sortir que si le traitement prescrit avait soulagé ses douleurs. Manifestement ses douleurs n'ont pas été améliorées d'autant que le patient a refusé le traitement proposé, ce que dément, toutefois, sa compagne. Quoiqu'il en soit, il a quitté l'hôpital, disant vouloir se rendre à la polyclinique voisine. Apparemment, un bulletin de sortie contre avis médical n'a pas été signé. Par ailleurs, la notion d'intention suicidaire n'est mentionnée, ni dans l'observation de l'interne de garde, ni dans celle de l'interne de rhumatologie. En revanche, la compagne du patient affirme que " Il aurait parlé de suicide avant sa sortie », s’attirant une réponse pour le moins inadaptée et déplacée de l'interne ... D'ailleurs, dans la conclusion de l'observation du patient, rédigée plus d'une heure après sa sortie (par le médecin senior de garde ?), il est souligné : " Ces douleurs qui sont intolérables pour le patient, ont un fort retentissement psychologique puisqu'il se dit prêt à se suicider ".
Le moins qu'on en puisse dire, c'est que la prise en charge du patient aux urgences du CHU, a été, tout, sauf adaptée. Compte-tenu des difficultés relationnelles que les internes ont eu avec le patient, il aurait fallu faire appel au médecin senior de garde. Celui-ci qui, semble-t-il, avait décelé, malheureusement a posteriori, la détresse psychologique du patient, aurait, peut-être, pu le convaincre d'accepter un entretien avec le psychiatre de garde. L'une des solutions qui aurait pu être proposée au patient est, celle d’une hospitalisation en service de rhumatologie pour la prise en charge de ses douleurs, avec un suivi régulier, dans ce service, par le psychiatre de liaison.