
Le suivi post-interventionnel reste une étape déterminante dans le parcours de soin du malade, et doit bénéficier de l’attention de tous les professionnels de santé. Dans ce cas clinique, l’analyse des causes profondes montre, une fois encore, l’addition de plusieurs défaillances conduisant à un événement indésirable grave.
Le diagnostic de cancer de la tête du pancréas est posé après une écho-endoscopie pancréatique transgastrique avec cytoponction d’une lésion de la tête du pancréas, chez un homme de 82 ans, retraité et parfaitement autonome. Dans ses antécédents, on note une hypertension artérielle traitée par Renitec® et Célectol®.
Quelques jours plus tard, le patient est adressé par son médecin traitant à un chirurgien digestif, qui préconise une duodéno-pancréatectomie céphalique. Il en explique les modalités et les risques au patient qui les accepte.
Le même jour, il voit l’anesthésiste lors de la consultation préanesthésique : il est classé ASA 3 et informé qu’une anesthésie péridurale serait associée à l’anesthésie générale, en l’avertissant des risques de chacune de ces deux techniques.
Il est hospitalisé la veille de l’intervention chirurgicale.
Jour de l’intervention (J0) : mise en place au bloc opératoire, avant la réalisation de l'anesthésie générale, d’un cathéter péridural en position assise, sous anesthésie locale, au niveau thoracique, entre T7 et T9. Administration en peropératoire de Ropivacaïne® – Naropéine®" au pousse-seringue électrique.
L'intervention chirurgicale se déroule sans incident : "Duodéno-pancréatectomie céphalique. Probable ampullome dégénéré. Cholécystectomie. Curage ganglionnaire du pédicule hépatique et aortico-cave".
En post-opératoire : le patient est conduit en salle de surveillance post-interventionnelle (SSPI) pour le réveil et l'extubation, puis dans l'Unité de Soins Continus (USC).
J0 - 19h23 : transmissions IDE : "Patient algique lors des mobilisations", (localisation des douleurs non précisée).
J0 - 19h55 : planification soins : "KT péridural en place, Naropéine® et Sufenta® au pousse-seringue électrique (PSE) - vitesse 6".
J1 - 2h17 : transmissions IDE : "Algique sous PSE Naropéine® et Sufenta®. Morphine débutée hier soir".
J1 - 12h30 : visite du chirurgien – observation médicale : "Va bien RAS ".
J1 - 17h06 : transmissions IDE : "Algique lors des mobilisations et au niveau du dos, KT péridural en place, PSE V6".
J1 - 19h : transmissions IDE : "Appel du patient pour douleur lombaire aiguë. Patient agité, souhaite se lever, installé au bord du lit => constatation KT péridural arraché".
J1 - 19h30 : transmissions IDE : "Appel du patient, insensibilité des membres inférieurs. Réanimateur de garde prévenu - Scanner demandé en urgence".
J1 - 20h : Scanner du rachis lombaire : "Absence de signe d’hémorragie épidurale. Absence d’image de compression de la queue de cheval".
J1 - 20h30 : transmissions IDE : "Scanner normal. Surveillance neuro + antalgiques ". Il n'y a pas d'examen neurologique retranscrit entre 20 h 00 et 07 h le lendemain.
J2 - 2h : transmissions IDE : "... Apyrétique, peu algique sauf au niveau des MI. Hier soir absence de sensibilité au niveau des Ml, scanner fait en urgence => RAS".
J2 - 7h : observation médicale du réanimateur : "Aggravation du déficit moteur. Diminution des ROT achilléens, troubles sensitifs à partir de mi-cuisse, bilatéral => IRM".
J2 - 7h30 : transmissions IDE : "... Pas de retour de sensibilité au niveau des Ml, patient anxieux".
J2 - 7h46 : avis du neurochirurgien "Demande d’une IRM en urgence".
J2 - 9h30 : IRM dorsolombaire : "Compression médullaire, probablement par un hématome extradural, de la partie postérieure du canal lombaire juste en regard de T11, repérage à la peau pour le niveau. Actuellement signes de souffrance médullaire avec hypersignal médullaire".
J2 - vers 11h : prise en charge neurochirurgicale : "Évacuation en urgence d’un hématome péridural postérieur T11-T12", soit environ 15 heures après le début des symptômes. Évolution défavorable au plan neurologique avec une paraplégie flasque au niveau T12.
Assignation devant le tribunal judiciaire du chirurgien, du réanimateur, du radiologue et de la clinique par le patient pour obtenir réparation des préjudices.
L’expert - chirurgien digestif - a, comme assesseurs, un anesthésiste-réanimateur et un neurochirurgien.
"(…) Le jour de l’expertise, le patient présente un tableau de paraparésie très sévère (déficit moteur et sensitif) entraînant une perte de la qualité de vie et des troubles de la qualité d'existence (impossibilité de marcher et de se tenir debout, incontinence urinaire et fécale…) ainsi que des séquelles psychiques et morales avec mise en place d'un traitement antidépresseur.
Ces séquelles dont souffre le patient, sont les conséquences d'un hématome compressif médullaire dorsal (T11), dans les suites d'une anesthésie générale associée à la mise en place d'un cathéter d'anesthésie péridurale. Ce préjudice est imputable non pas à l'utilisation de cette technique d'anesthésie, conforme aux recommandations mais à un important retard dans la prise en charge de la complication, entre la survenue des troubles neurologiques à J1 et l’intervention neurochirurgicale de décompression à J2.
Les manquements commis dans cette observation sont les suivants :
1. La survenue d’un hématome compressif après mise en place d'un cathéter d'anesthésie péridurale associée à une anesthésie générale, constitue un aléa thérapeutique dont on ne peut faire le grief aux praticiens en charge ou à l'établissement de soins. Mais il s’agit d’une technique pour laquelle le risque de survenue de complications (dont l'hématome...) impose un dépistage rapide de ces complications.
2. Si le bénéfice et les risques de cette péridurale antalgique ont bien été expliqués au patient lors de son information en préopératoire, le dépistage de la complication a été retardé par un défaut d'organisation : il ne semble pas y avoir de protocole postopératoire de surveillance neurologique par les infirmiers (surveillance de la conscience, de la motricité et de la sensibilité des membres), lequel protocole de surveillance aurait permis d'alerter plus précocement. Lorsque le réanimateur de garde est appelé vers 19h30 devant l'apparition d'une insensibilité des membres inférieurs, il évoque le diagnostic d'une compression médullaire et demande un scanner. Mais, depuis au moins 3 heures, le patient se plaint de douleurs dorsales et à la mobilisation, qui deviennent différentes à 19h, concomitantes de l'ablation intempestive du cathéter de la péridurale (le cathéter se "décroche" du malade).
3. Le scanner réalisé est un scanner lombaire alors qu'il aurait dû être thoraco-lombaire, compte-tenu de la zone de ponction pour la mise en place du cathéter de la péridurale... et que l'hématome était situé au niveau de T11.
4. Il n'y a pas eu de prescription écrite de cet examen radiologique par le réanimateur.
5. Le radiologue, chargé de réaliser cet examen en urgence, devait s'enquérir auprès du prescripteur :
6. Dans ces conditions, le scanner réalisé aurait dû été thoraco-lombaire et non pas seulement lombaire et/ou une IRM aurait pu être réalisée immédiatement car possible dans la clinique.
7. La lecture du compte-rendu de l'examen radiologique aurait dû alerter le réanimateur sur la réalisation inadéquate du scanner.
8. Le suivi clinique du patient par le réanimateur a été insuffisant. La négativité de l'examen radiologique (scanner lombaire) ne dispensait pas du suivi clinique qui aurait pu réalerter, devant une aggravation de l'état neurologique, et faire rechercher un hématome par une relecture de l'examen ou par un autre examen (IRM) pour un traitement plus précoce. Si le début des signes neurologiques se situait entre 15h et 19h, l'heure limite de décompression était entre 21h et 01h le lendemain. Or c'est l'examen neurologique à 7h le lendemain, soit 6 heures après l'heure limite de décompression, qui fait réaliser l'IRM puis la décompression chirurgicale.
9. Le chirurgien n'a pas été informé de cette aggravation clinique après sa visite en fin d'après-midi. Alerté, il aurait pu participer éventuellement à une meilleure évaluation du patient
Au total, le retard de réalisation de l'acte de décompression n'est pas conforme. Il est dû :
En conclusion, le choix de l'utilisation d'une anesthésie péridurale associée à l'anesthésie générale dans ce contexte chirurgical était conforme mais imposait une surveillance stricte et rigoureuse, ce qui n'a pas été le cas. Les chances de la récupération sont corrélées à la précocité de la décompression. Il s'agit d'une "course contre la montre".
On comprend aisément l'importance du dépistage de la complication. On peut affirmer avec certitude qu’une intervention de décompression pratiquée dans les 6 heures après les premiers signes déficitaires, aurait permis une évolution fort différente (…).
Condamnation de la clinique, du radiologue et du réanimateur de garde à indemniser le patient, à parts égales.
Les recommandations concernant la surveillance postopératoire d’une anesthésie péridurale sont les suivantes :
"(…) La surveillance postopératoire d’une anesthésie péridurale associée à une anesthésie générale se fait selon un rythme de surveillance toutes les heures pendant les 4-6 premières heures puis espacé selon la stabilité de l'état clinique du patient pour atteindre une surveillance toutes les 6-8 heures.
Elle est l’objet de protocoles écrits utilisant :
Le bloc moteur se surveille par le score de BROMAGE qui doit être à 0.
En cas de bloc moteur, il faut évoquer un hématome péridural compressif.
Le bloc sensitif est testé par un test au froid (flacon en verre au congélateur).
On recherche le niveau sensitif supérieur de manière bilatérale.
L’objectif est un niveau supérieur T4 (mamelon).
En cas de bloc sensitif étendu aux membres inférieurs, il faut éliminer un passage sous arachnoïdien par un test d’aspiration dans le cathéter.
Si celui-ci ramène du LCR, il s’agit d’une rachianesthésie. Il faut arrêter l’analgésie péridurale immédiatement et surveiller la survenue d’une hypotension et d’une dépression respiratoire (…)".(1)
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