L’absence de coordination d’un parcours de soins complexe peut nuire à l’efficacité d’une prise en charge, et ce, malgré de nombreux avis spécialisés. Pour ce cas clinique, la place d’un médecin traitant aurait pu montrer toute son importance.
Un homme, âgé de 76 ans au moment des faits, ancien directeur de société, vit entre l’Amérique du Nord et la France. Il n’a pas d’antécédents cardiologiques, ni de facteurs de risque cardiovasculaire. Le seul antécédent notable est une hernie hiatale ancienne qui occasionne un reflux gastro-œsophagien. Il est suivi régulièrement par son médecin généraliste en Amérique du Nord.
De retour en France, il fait de nombreux voyages en Europe, émaillés de plusieurs consultations médicales pour toux.
J0 : Il consulte pour une toux sans fièvre. Un antibiotique est prescrit.
J3 : La radiographie pulmonaire, demandée par le médecin généraliste, ne montre pas d’anomalie.
J17 : L’ORL consulté conclut à une congestion de l'oropharynx très évocatrice d’un reflux gastro-œsophagien.
Dans la soirée, un médecin se déplace à son domicile pour une douleur à type de brûlure rétrosternale et réalise un ECG qui est interprété comme "normal".
Lors d’un voyage en Europe, consultation d’un médecin généraliste concluant de nouveau à un reflux et recommandant de consulter un cardiologue à son retour en France.
J26 : De retour en France, le patient consulte un nouveau médecin généraliste pour une toux avec crachats. Celui-ci ne prescrit pas d’examen mais rédige une lettre pour consulter un pneumologue.
J27 : Devant cette toux, accompagnée de fièvre avec crachats "sales", le patient consulte un médecin généraliste-urgentiste dans la permanence médico-chirurgicale proche de son domicile.
"L’auscultation note quelques crépitants, et une numération formule sanguine qui objective une hyperleucocytose (13 000 globules blancs/mm3) et une élévation de la CRP à 180 mg/L, le tout signant un phénomène infectieux et inflammatoire. La procalcitonine est négative…".
La radiographie thoracique montre un "Foyer de la base gauche".
Conclusion : "pneumopathie sans signe de gravité".
Conduite à tenir : "Mis sous Augmentin®, RDV pneumologue".
À noter que le compte rendu de la radiographie pulmonaire, signé par le radiologue mais disponible seulement 48 heures plus tard, conclut à : "Cardiomégalie globale avec redistribution vasculaire. Émoussement des culs-de-sac pleuraux".
Au bout de 48 heures, amélioration modérée de l’état du patient.
J30 : Consulte le pneumologue.
"Toux avec fébricule à 37.7°C – Eupnéique - Débit de pointe DEP à 250 litres/min - Saturation 93% - Pas de foyer retrouvé à l’auscultation - Fréquence cardiaque à 110/min - Tension à 130/80 mm Hg."
"Faire TDM thorax + angio (RDV demain AM)."
"Ajout de Rovamycine® - Sérétide® 500 - Solupred®… Récupération D-Dimères et BNP à la permanence médico-chirurgicale. Informé d’aller aux urgences si aggravation."
J31 : Scanner thoracique : "Absence d’embolie pulmonaire - Cardiomégalie avec épanchement pleural bilatéral de moyenne abondance et des images de surcharge vasculaire évoquant une insuffisance cardiaque gauche."
Le radiologue informe le patient et son épouse des résultats du scanner puis rédige une lettre pour le pneumologue prescripteur, sans appeler ce dernier.
L’épouse du patient insiste pour que son mari consulte en urgence un cardiologue dans les suites immédiates du scanner mais le radiologue n’appelle pas de cardiologue car il juge que l’état clinique du patient est visuellement satisfaisant et demande aux époux de se rapprocher du pneumologue.
J32 : L’épouse du patient prend un rendez-vous cardiologique pour son mari prévu le jour-même à 18h, alors que le pneumologue, ayant pris connaissance des résultats du scanner, avait organisé un rendez-vous cardiologique pour le lendemain.
À 17h30 : Alors que le patient allait se rendre chez le cardiologue, il fait un arrêt cardiaque, sans prodrome. Appel du SAMU qui guide, par téléphone, l’épouse du patient pour une réanimation immédiate poursuivie par l’équipe médicale dès son arrivée au domicile du patient. Échec des manœuvres de réanimation.
À 19h10 : Constat de décès du patient.
Assignation du médecin généraliste-urgentiste et du radiologue devant le tribunal judiciaire par les ayants droit du patient.
Pour l’expert (cardiologue) :
"(1) Devant ce tableau d’arrêt cardiaque brutal sans prodrome, plusieurs causes peuvent être évoquées :
Aucune cardiopathie sous jacente ne peut être précisée avec certitude :
Seule une autopsie aurait pu préciser les causes exactes de la mort.
(2) La prise en charge à J27 s’est d’emblée orientée vers une pneumopathie infectieuse sans signes de gravité. En effet, le syndrome biologique inflammatoire important accompagné d’une fièvre avec crachats "sales" orientait fortement le diagnostic vers une pneumopathie infectieuse, d’autant que la radio pulmonaire a retrouvé un foyer basal gauche. Malgré une pro-calcitonine négative (marqueur spécifique d'infection bactérienne), un traitement antibiotique (Augmentin®) a été débuté.
Il n’y avait pas de signes de gravité clinique d’après les éléments versés au dossier (fréquence respiratoire inférieure à 30/min, PO2 supérieure à 78 mm Hg en air ambiant), le patient étant par ailleurs en bon état général.
La stratégie d’un traitement antibiotique ambulatoire est dans ces conditions conforme.
Il faut signaler que le bilan biologique réalisé aux urgences était ciblé uniquement sur l’infection et n’a en particulier dosé ni les enzymes cardiaques (troponine ultra sensible), ni les marqueurs de l’insuffisance cardiaque (NT- pro BNP).
Si le dosage de la troponine n’est pas formellement recommandé devant un tableau aussi évocateur d’une pneumopathie infectieuse, le dosage du NT-pro BNP est en revanche beaucoup plus répandu et utile pour faire la part des choses entre un tableau infectieux pur et un tableau cardio-respiratoire mixte.
Par ailleurs, aucun électrocardiogramme n’a été réalisé, ce qui est recommandé chez tout patient de plus de 50 ans présentant une symptomatologie dyspnéique au même titre que les gaz du sang et la radiographie pulmonaire.
Ainsi, la prise en charge par le médecin généraliste urgentiste est non conforme en raison de la non-réalisation d’un électrocardiogramme qui aurait pu orienter vers une cause cardiaque intriquée.
L’absence de dosages de troponine et de NT-pro BNP, qui a posteriori auraient été utiles, ne sont pas considérés comme non conformes.
(3) Prise en charge ambulatoire du pneumologue à J30 : (…) Constat d’un tableau de pneumopathie diagnostiquée trois jours auparavant au centre hospitalier privé sur des signes infectieux et radiologiques clairs. Il a pris connaissance de la radiographie pulmonaire et du bilan biologique qui avaient été réalisés.
Il a insisté, dans son observation, sur le fait que le patient était très spastique du point de vue respiratoire ce qui peut être une conséquence d’une pneumopathie insuffisamment contrôlée.
(…) il a ajouté un inhalateur d’un bronchodilatateur ainsi qu’un corticoïde à but anti-inflammatoire pour lutter contre la part spastique. Il a également ajouté de la Rovamycine® afin d’élargir le spectre des antibiotiques dans le cas où il s’agirait d’une pneumopathie atypique.
Il faut noter également que les paramètres cliniques confirmaient un tableau sérieux puisqu’il existait une tachycardie à 110/min, ce qui est discordant avec la fièvre (37,7°C) et surtout un DEP qui était nettement inférieur à la normale (250/min pour une normale à 500/min, compte tenu de la corpulence du patient).
Néanmoins, et en dépit de ces signes, une prise en charge ambulatoire par bronchodilatateur, corticoïde et élargissement du spectre des antibiotiques a été choisie avec prescription d’un angioscanner pour le lendemain et réévaluation clinique 3 jours plus tard. Cette stratégie reste conforme dans la mesure où il n’y avait pas de critère de gravité imposant une hospitalisation en urgence.
Enfin après avoir pris connaissance des résultats du scanner, il a pris contact avec un cardiologue dès le soir même par SMS qui sont tracés et qui confirment que le patient allait être vu par le cardiologue contacté le surlendemain.
Ainsi la prise en charge du pneumologue doit être considérée comme conforme.
(4) Le radiologue a réalisé le scanner injecté conformément à la prescription demandée. Il a réorienté le diagnostic vers une cause cardiaque en décrivant un tableau d’insuffisance cardiaque congestive débutante avec épanchement pleural bilatéral, cardiomégalie modérée et surcharge vasculaire bilatérale. Les résultats de l’examen ont été expliqués oralement au patient et à son épouse avant qu’ils récupèrent le compte rendu.
Ceux-ci, découvrant le diagnostic d’insuffisance cardiaque révélé par le scanner, ont insisté pour consulter un cardiologue le jour même (fin du scanner vers 16h30).
Le radiologue rappelle que, visuellement, l’état clinique du patient n’incitait pas à une hospitalisation en précisant néanmoins qu’étant radiologue, il n’a pas réalisé d’examen clinique plus poussé.
En dépit de l’absence de signes visuels de gravité dans les suites du scanner, du fait de la découverte et de la réorientation du diagnostic vers une cause cardiaque, et devant l’insistance du patient et de son épouse pour consulter le jour même un cardiologue, il aurait été judicieux de contacter un cardiologue (au moins par téléphone) le jour même d’autant que l’injection iodée réalisée pendant le scanner peut aggraver le tableau d’insuffisance cardiaque préexistante.
Ainsi, si le compte rendu et l’analyse du scanner thoracique est conforme à ce que l’on peut attendre d’un médecin radiologue, la réaction face à la réorientation du diagnostic et vu le contexte particulier, l’absence d’appel d’un confrère clinicien à un horaire ouvrable qui aurait pu réévaluer la situation clinique est considérée comme une imprudence. Néanmoins, ceci ne saurait être responsable d’une perte de chance de survie.
(5) Quelle est la perte de chance de survie du patient ? Son décès brutal n’est pas la conséquence directe d’un acte thérapeutique ou diagnostique. Il est la conséquence directe d’une pathologie cardiaque non diagnostiquée avant le décès. Ainsi, le dommage ne peut être évalué qu’en termes de perte de chance de survie.
Il faut rappeler que la cause précise du décès n’est pas certaine mais qu’un trouble du rythme ventriculaire grave est hautement probable.
Lors de la première consultation par l’urgentiste, il n'est pas sûr que l'ECG aurait pu redresser le diagnostic. En effet, l'ECG n'est modifié que dans environ 50% des cas d'insuffisance cardiaque.
La mortalité hospitalière d'un œdème pulmonaire associé ou non à des lésions coronaires oscille entre 26 et 30% Par ailleurs, il faut rappeler que le pronostic d’un arrêt cardiaque est sombre où qu’il survienne. En dehors de l'hôpital, la mortalité à 30 jours est de 95% alors qu’à l’hôpital, tous services confondus, celui-ci avoisine les 75% de mortalité à 30 jours.
Enfin, il faut rappeler qu’une hospitalisation à J27 avait une probabilité nettement plus élevée d’éviter le décès, qu’une hospitalisation après le scanner, ce d’autant que le décès brutal a eu lieu le lendemain de l’examen. Il n’est pas non plus certain que le cardiologue, qui aurait pu voir le patient dans les suites du scanner, aurait fait hospitaliser celui-ci. En effet, dans l’hypothèse d’une insuffisance cardiaque, un traitement ambulatoire par diurétique aurait être proposé et n’aurait alors pu éviter le décès.
En conséquence des éléments discutés ci-dessus, la perte de chance de survie est calculée à 35% (50% d'anomalie ECG qui auraient pu mener à une hospitalisation et 70% de chance de survie hospitalière d'un œdème pulmonaire).
La perte de chance de survie liée au diagnostic tardif d’une insuffisance cardiaque revient pour 35% au médecin généraliste-urgentiste (…)."
Se fondant sur le rapport d’expertise, les magistrats retiennent la responsabilité du médecin généraliste-urgentiste à hauteur de 35%.
Concernant le radiologue, "les consorts du patient ne démontrent pas la réalité du préjudice dont ils demandent réparation puisqu’ils sollicitent, en leur qualité d’ayants droit, la réparation du "préjudice d’angoisse de mort imminente" dont le patient a, selon eux, été victime, sans pour autant démontrer que ce dernier aurait eu conscience, entre le 11 et le 12 octobre 2017, du caractère inéluctable de son décès. Ils seront déboutés de leur demande d’indemnisation".
Selon l’expert, le décès du patient est vraisemblablement dû à un trouble du rythme cardiaque ventriculaire grave qu’il attribue, soit à une occlusion coronaire lors d’une souffrance ischémique coronaire non dépistée, soit à une myocardite.
En l’absence d’ECG, on ne dispose d’aucune information sur d’éventuelles anomalies du rythme cardiaque chez le patient. On sait seulement que, lors de la consultation chez le pneumologue, il existait une tachycardie à 110/min. Il a été ajouté, au traitement de la pneumopathie, de la Rovamycine® (spiramycine) et du Sérétide® 500 (bronchodilatateur contenant du salmétérol). Ces 2 médicaments sont susceptibles d’allonger l’intervalle QT et sont contre-indiqués dans une telle circonstance1,2,3.
L’intervalle QT correspond à la phase de dépolarisation et de repolarisation des ventricules. Son allongement expose le patient à des tachycardies ventriculaires ou à des extrasystoles pouvant prendre la forme de torsades de pointes3.
L’intervalle QT varie selon la personne et selon le rythme cardiaque. Les patients dont l’intervalle QTc (c'est-à-dire corrigé pour tenir compte de la fréquence cardiaque) dépasse 500 millisecondes (ms) ou se trouve augmenté de plus de 60 ms par rapport à un ECG antérieur sont considérés comme à haut risque de torsades de pointe et de mort subite2.
Le syndrome du QT long est en général asymptomatique. Le type et l’intensité des éventuels symptômes dépendent notamment du rythme et de la durée des torsades de pointe : palpitations, sensations vertigineuses, syncopes, parfois convulsions généralisées2…
De nombreux médicaments d’actions diverses sont connus pour allonger l’intervalle QT1,2,3. Ce risque est d’autant plus élevé que le médicament est administré à hautes doses, par voie IV ou en association avec un médicament susceptible également d’allonger cet intervalle, ce qui est le cas dans cette observation1,2.
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